[Nouvelle] La Transcendance de 623

Genres littéraires : Science-fiction dystopique, Fantastique, Réalisme brutal, Philosophique et existentialisme, Littérature symboliste,

Trois bonnes raisons d’aimer cette nouvelle :

#1 « Un héros prêt à tout sacrifier pour sauver son peuple : son destin vous hantera ! »

#2 « Une exploration intense des limites humaines et de la rédemption. »

#3 « Un mélange captivant de mysticisme et de tension psychologique. »

Résumé :
« Lorsque l’obscurité du désert rencontre l’ombre de la démence, seul le sacrifice ultime pourra rétablir l’ordre – mais à quel prix ? »

La Transcendance de 623

Son véritable nom demeurait inconnu, tout comme son âge, et il était inconcevable que quiconque puisse un jour espérer contempler son visage. Au sein de la grande et ultime tribu du Rougeonne, perdue dans l’infini désert électrique, nombre de ses enfants, égarés dans leur quête, s’étaient maintes fois efforcés de la définir, sans jamais réussir à cerner l’essence même de son être.

La haute matriarche, plongée dans une inquiétude silencieuse, scrutait l’entrée de son temple. Fusionnée depuis l’aube des âges à son trône majestueux, fait de chairs, d’os, de rouages et d’acier, elle incarnait l’essence même de la stabilité et du pouvoir. Dans l’obscurité la plus totale, qu’elle absorbait comme un abîme insatiable, ses murmures incessants formaient une psalmodie continue, rituelle. Ainsi, elle attendait, résolue, dans l’ombre épaisse de son sanctuaire.

Itoté-Fo 623 se manifesta enfin, le cœur empli d’une vaillance inaltérable et le regard animé d’une lueur éclatante, défiant les marques de son âge avancé. D’un pas assuré, il franchit le seuil du grand édifice aux plaques de verre turquoise, conscient que l’heure tant attendue de son destin avait finalement sonné. Le Talâ-Sorüm, l’appel de la Mère, le grand défi du choisi.

« Mon fils, tu es enfin là. »

La voix maternelle, douce et sifflante, imprégnée par la sagesse forgée dans les épreuves de la création, résonnait dans l’immensité de cet édifice spirituel, marquant le commencement de la quête de 623.

« Mère, je suis prêt ! » s’écria Itoté-Fo d’une voix forte et déterminée, cherchant, en vain, à discerner la silhouette à laquelle il devait sa vie.

– Tu sais que l’avenir, la croissance, l’expansion de notre famille dépend de la réussite de ta mission. Comme de nombreux fils élus avant toi, le Talâ-Sorüm t’a désigné. 

Depuis longtemps, 623 portait en lui la conviction de son devoir. Cependant, entendre la voix de la guide suprême, Mère de toute vie, s’adresser directement à son âme lui apparut comme une bénédiction inestimable, un privilège aussi rare que précieux. L’honneur d’être choisi pour une telle mission se mêlait à l’exaltation profonde d’un échange intime avec cet être sacré. Ce moment singulier, empreint d’une majesté presque divine, insufflait à son esprit une ardeur nouvelle et inébranlable.

« Lorsque tu feras face à ta destinée, tu devras réussir là où tous les autres ont échoué. (Un long soupir s’échappa, puis la Mère reprit.) Mes enfants disparaissent, votre nombre s’amenuise. Je ne peux plus engendrer la vie et ne subsisterai seule, sans elle. Nous en avons besoin. Si tu échoues comme les autres, cela marquera l’aube de la fin. La lucidité doit revenir, et avec elle, les enfants. Atitu-Ch 769 a déjà soixante-quatre ans… »

Soixante-quatre ans, cela faisait une éternité que la démence s’était installée dans la tribu pour ensuite la quitter. Abandonnant la souveraine féconde et ses enfants, anéantissant toute espoir de s’agrandir, de perdurer, de maintenir la vie et sa prolongation dans le vaste et terrible désert.

« Je n’échouerai pas Mère ! Pour toi ! Pour la tribu ! Pour nous ! » cria 623 avec hardiesse, le poing gauche sur le cœur.

« Je réussirai ! »

Avant que les vibrations de son écho n’aient eut le temps de se terminer, la haute matriarche lui adressa ces derniers mots :

« Va maintenant mon fils, puisses-tu revenir glorieux et avec la raison. »

Itoté-Fo était préparé dès l’aube de la conscience, lorsque l’âge de la connaissance avait façonné sa raison d’être. Physiquement et mentalement affûté. Il savait, avec une certitude inexorable, que le jour viendrait où l’appel se tournerait vers lui. Peu importaient les échecs répétés de ceux qui l’avaient précédé, ni le temps que ce cycle pourrait encore réclamer. Qu’il triomphe ou non, qu’il atteigne ou non l’accomplissement espéré, il avait compris que la préparation était une nécessité absolue, une exigence à laquelle nul ne pouvait se dérober. Quittant le temple, le vieillard se mit à traverser le village. Tous les regards las, perdus, désabusés de la veille s’étaient transformés ce jour en mines remplis d’espoir. Lançant des acclamations, des chants et des prières, mais aussi des encouragements accompagnés d’offrandes pour le voyage.

Tellement manquaient se remémorait-il, ils n’étaient à présent qu’une poignée, moins d’une centaine. Des décès dus à la vieillesse, des décès accidentels, ainsi que les famines et les maladies, mais surtout des disparus de l’appel, énormément de victimes du Talâ-Sorüm, d’une importance capitale, si jamais il venait à être mené à terme. Tous les mois, un élu était choisi, portant toutes les espérances sur ses épaules. Tous les trente jours, les transes, les excitations, l’enthousiasme envahissait ce peuple qui n’avait plus que l’attente d’un retour de lumière.

La vie n’avait pas toujours été ainsi, aussi loin que 623 s’en rappelait, lui avait vécu la fertilité de la Mère, les enfantements, la jeunesse qui égaille et agace. Il avait connu la joie d’avoir des petits frères. Ce ne fut pas le cas de 769, le dernier enfant de la tribu. La folie, venue hanter le temple, avait dissipé les espoirs de la haute matriarche de préserver sa lignée, s’évanouissant dans une fuite qui laissa la communauté en proie au désarroi. Plus de petits frères ne sortirent de l’édifice, et ce fut le commencement du cauchemar, le début du désespoir.

Itoté puisait sa hardiesse dans l’espoir incandescent que la tribu plaçait en lui. Habité par une volonté farouche, il aspirait à s’élever en véritable clef de voûte de leur rédemption, le pilier d’un salut tant attendu. Bien que, au fond de son âme, d’innombrables doutes persistaient — celui de l’échec, celui de l’inconnu, la crainte de ne pas être à la hauteur comme tant d’autres avant lui — une mélancolie profonde s’insinuait également, celle de ne jamais revoir les êtres qu’il chérissait, de les perdre à jamais dans le tourbillon de son destin incertain.

Faisant ses adieux, son paquetage et sa lance en main, l’aîné déterminé marqua une pause, regarda une dernière fois les siens le cœur serré et, entreprit la grande marche du désert de l’Est. Il devrait parcourir par-delà les dunes de sables froids, par-delà l’oasis mortifère de Taàl-Cshara, pour finir par arriver aux cavernes souterraines de la folie enfouie.

Là, comme ceux avant lui, le but de sa quête l’attendrait, son ultime épreuve commencerait.

S’éloignant d’un pas affirmé, il se rappelait l’insouciance de sa jeunesse, avant que tout ne devienne confusion et décrépitude.

Le bonheur était là, la vie aussi. Tout semblait suivre un chemin tracé et calculé, cela épousait un schéma parfaitement stable et viable. La Mère était comblée, les hommes prospéraient, néanmoins le mal s’était insidieusement installé.

Quand la haute matriarche réclama ses enfants, rassemblés avec ferveur pour l’occasion dans son temple, il n’était que trop tard. Elle leur expliqua que leur monde avait changé, que dorénavant, le futur semblait chaotique et maculé. Tous subiraient bientôt le déclin amorcé par la fuite de la démence. La lucidité s’était envolée, et il fallait la retrouver. En dépit de l’incapacité de ses enfants à concevoir une issue, elle prit la ferme décision d’envoyer un élu, chargé d’une mission sacrée : restaurer la raison, la soumettre à une profonde réflexion et la ramener à sa juste clarté.

Le seul espoir de la famille était de trouver le salut par l’aboutissement de la Sainte Quête, rétablir cette vie si chère à la tribu, à la Mère de toute vie.

Alors Itoté-Fo marcha, évoluant dans le sable, esquivant les tempêtes électriques mortelles, bravant les animaux féroces et sauvages que l’on ne nomme pas mais que l’on mange. Il leur céda des fragments de son annulaire et de son auriculaire gauche, continuant, s’avançant vers sa destinée en parcourant les dunes froides aux milliards de grains coupant, se dirigeant vers l’aboutissement de ce pourquoi il avait été appelé, l’accomplissement de ce que 623 espérait ; sa vie.

Après dix-sept jours de traverse harassante dans les étendues implacables du désert, Itoté-Fo parvint enfin à l’oasis de Taàl-Cshara. Ce n’était pas sans peine que le vieil homme, exténué et meurtri par le poids de l’épreuve, trouvait encore la force de poser son regard fatigué sur ce lieu redouté, à la fois promesse de répit et foyer de dangers insidieux. Les émanations de gaz toxiques, caractéristiques de cet endroit sinistre, dansaient en volutes invisibles, prêtes à engloutir toute vie trop audacieuse. Malgré la prudence dont il faisait habituellement preuve et sa perspicacité forgée par des années d’expérience, Itoté ne put éviter le poison invisible qui, tout en douceur, pénétra dans son corps. Alors qu’il fermait les yeux pour échapper à la douleur, une brûlure intense se fit sentir dans son globe oculaire gauche. Un cri muet de souffrance jaillit de ses entrailles, et son œil fut englouti dans l’obscurité la plus totale. Il perdit ainsi une part de sa vision, mais paradoxalement, cet aveuglement lui ouvrit une nouvelle perception intérieure. Il comprit alors que cette perte n’était qu’un passage, un prix à payer pour la sagesse qu’il espérait atteindre. Il s’avança, plus serein, et, guidé par son expertise, se hissa avec effort à une hauteur sûre, où il suspendit son hamac de fortune. Ce modeste abri, tendu entre deux rochers saillants, devint un sanctuaire temporaire où il espérait reconstituer son énergie et apaiser son esprit alourdi par l’absence de son regard complet.

Allongé sur ce fragile refuge, à mi-chemin entre ciel et terre, Itoté pensait à ceux qui lui manquaient et tentait de trouver un répit dans le tumulte intérieur qui l’assaillait. Ses pensées, loin de se libérer sous l’effet du repos, se trouvaient au contraire assiégées par une avalanche de questions lancinantes, chacune plus oppressante que la précédente.

Pourquoi ses prédécesseurs avaient-ils succombé au Talâ-Sorüm ? Quels mystères dissimulait cette ultime confrontation, et quel en était véritablement le but ? Serait-il capable de triompher là où tant d’autres avaient failli, de raviver la flamme vacillante de la raison et de restaurer la vie au sein de la tribu ? Possédait-il en lui la force, tant physique que mentale, pour s’élever à la hauteur de cette mission sacrée ? Il s’était préparé avec une rigueur inflexible, s’élevant spirituellement aux côtés des plus brillantes intelligences et des sages les plus éclairés, tandis qu’il arpentait les terres et traquait ses proies en compagnie des éclaireurs les plus aguerris et des chasseurs les plus chevronnés. Itoté avait appris des meilleurs et dispensait à son tour son savoir avec humilité. Offrir son existence à la Mère, aux siens, ne faisait aucun doute, tant le sacrifice était pour lui une évidence. Mais mourir en vain, sans que ce don, ses talents ne servent la noble cause, serait un échec insupportable, une trahison envers ceux qui plaçaient en lui leurs derniers espoirs.

Songeant aux squelettes et cadavres d’élus qui marquaient son périple, il se rasséréna en son for intérieur, se disant qu’au moins lui, vieux mais tenace, persévérait dans sa résistance.

Peut-être la nuit offrirait-elle enfin la sérénité, ce voile bienveillant et cette caresse délicate capables d’apaiser les tourments de son âme agitée. Submergé par l’épuisement, 623 céda à toute résistance, se livrant aux profondeurs insondables des limbes de sa conscience assiégée.

Était-ce le fruit de ses rêves, ou bien l’écho de ses cauchemars ? À son réveil, Itoté-Fo ressentit un sursaut de vitalité envahir son corps, une énergie nouvelle surgissant des profondeurs de sa fatigue. Là où, la veille encore, reposait un vieil homme accablé par l’épreuve du voyage, il se redécouvrit, animé d’une force inespérée. Cette vigueur soudaine ranima l’essence même de son être comme un souffle pur balayant les nuages d’angoisse, dissipant l’ombre du désespoir et redonnant à son corps une puissance qu’il croyait anéantie. Le sommeil réparateur qu’il avait arraché à la nuit, suivi d’un modeste mais nourrissant repas, insuffla à Itoté un dynamisme renouvelé. Le poids de l’épuisement s’allégea, et une lueur de ferveur nouvelle illumina son regard borne. Déterminé et d’une ardeur quasi martiale, il reprit sa marche, s’élançant avec courage vers les antiques grottes souterraines, ces profondeurs obscures où la déraison elle-même avait trouvé refuge. Chaque foulée le rapprochait de ce lieu maudit, où l’attendait sa quête ultime, à la fois promesse de salut et spectre de perdition.

Apercevant l’ouverture étroite et surbaissée qui indiquait l’entrée de la caverne souterraine, il se racla la gorge en posant son havresac dont il n’avait plus l’utilité et qui l’encombrerait sans doute pendant sa traversée.

Tout en allumant sa torche, Itoté se mit à observer longuement le passage exigu. Il était fin prêt.

Au terme de tout ce temps, le vénérable homme serait se montrer digne et fier, courageux et brave. Effleurant la lame de sa lance de son front avec révérence, 623 adressa sa prière d’Èlém-Kkivyrr. Il inspira profondément, puis regarda le ciel sombre chargé d’électricités dans un geste empreint de solennité.

S’accroupissant, le flambeau et le manche de son arme bien en main, il s’engouffra en rampant dans l’étroiture, d’où lui parvenait un silence sépulcral et une odeur fétide qui lui rappelait ces animaux morts, faisandés au soleil.

Pénétrant dans la semi-obscurité d’une cavité où il pouvait enfin se dresser sur ses jambes, Itoté-Fo 623 parvenait avec peine à trouver son chemin parmi les concrétions et les colonnes stalagmitiques. Les murs de la grotte étaient rugueux, leur surface irrégulière, marquée de fissures profondes, d’aspérités acérées et de veines où l’eau s’infiltrait lentement. Le crépuscule environnant s’étendait tel un océan noir, engloutissant chaque mouvement et noyant toute perception visuelle. La chaleur croissante empoisonnait chaque inspiration, l’air lourd de particules et de poussières. Les poumons d’Itoté, déjà affectés par les vapeurs de l’oasis, se rebellaient contre cette pression étouffante. Chaque souffle était une lutte, une sensation de constriction dans sa poitrine, chaque pas enfonçant ses efforts dans une masse de brume pénétrante. Il se fiait à l’odeur, de plus en plus forte, et à son instinct, celui du choisi.

Un bourdonnement, d’abord imperceptible, se faisait désormais de plus en plus présent, s’insinuant dans l’espace oppressant de la caverne à mesure qu’Itoté progressait dans les boyaux sinueux, tantôt étroits, tantôt enserrants. Ce son mystérieux semblait émaner des profondeurs les plus secrètes de cet antre obscur, où l’air chargé d’effluves nauséabonds alourdissait encore chaque respiration. Pourtant, contre toute attente, ce murmure croissant, presque vibrant, parvenait à apaiser une part de son angoisse. Il offrait une curieuse consolation, une illusion de compagnie dans cet écrin ténébreux où l’abandon pesait comme un fardeau. Ce bruit continu, tel une pulsation de vie cachée dans l’ombre, venait contraster avec l’hostilité écrasante de son environnement, insufflant à Itoté un courage discret, mais suffisant pour poursuivre sa marche incertaine.

Après avoir péniblement franchi une galerie où stagnait une eau jaunâtre exhalant des relents suffocants, chaque déplacement se transformant en épreuve contre l’asphyxie et l’épuisement, 623 perçut un changement insidieux dans l’atmosphère. Le bruissement qui l’avait jusque-là accompagné, presque familier malgré son étrangeté, s’amplifia soudainement, se muant en une pulsation sourde et régulière.

Ce nouveau son, résonnant d’une amplitude fulgurante, évoquait sans ambiguïté un gigantesque battement de cœur, comme si la grotte elle-même était animée d’une vie secrète, cyclique et inexorable. Ce grondement viscéral envahissait l’espace autour de lui, s’infiltrant jusque dans les recoins les plus profonds de son esprit. Il lui causait des étourdissements, des vertiges qui menaçaient à chaque instant de le faire vaciller, et pourtant, singulièrement, ce bruit ne se résumait pas à une simple nuisance. Il semblait également posséder une qualité paradoxalement rassurante, une sorte de présence intangible qui, bien qu’inquiétante par sa nature, atténuait l’insupportable solitude de son avancée. Ce battement s’accordait presque au rythme de son propre cœur, tissant un lien troublant entre Itoté et l’inconnu qu’il s’apprêtait à affronter.

La source de l’émanation semblait désormais terriblement proche, son vacarme assourdissant emplissant chaque recoin de l’air vicié qui saturait la caverne. L’odeur, quant à elle, avait atteint un niveau d’intensité insoutenable, un mélange nauséeux de putréfaction et de moiteur stagnante qui s’infiltrait dans les narines d’Itoté-Fo, érodant à chaque instant le peu de résistance qu’il lui restait. Alors qu’il émergeait d’un nouveau passage bordé par un autre courant d’eau souillée et pestilentiel, tenant fermement sa lance comme pour s’ancrer à une réalité chancelante, ses jambes cédèrent sous l’assaut d’une série de spasmes violents. La torche, échappant à sa prise, tomba dans le fluide, s’éteignant dans un éclat final, laissant Itoté se perdre dans l’étreinte froide de l’oubli.

La nausée et la tension, à la fois corporelle et mentale, eurent finalement raison de son estomac : il expulsa péniblement le maigre repas qu’il avait ingéré au matin, une offrande involontaire à cette grotte hostile qui semblait absorber toute trace de vitalité.

Lui qui s’était enfoncé dans les profondeurs terrestres ne pouvait nullement s’attendre à déboucher sur un espace d’une telle immensité. Il se trouvait maintenant dans une galerie gigantesque, si vaste que ses parois et son plafond se perdaient dans une obscurité impénétrable. Les dimensions de cet antre colossal défiaient l’entendement, rendant dérisoire toute tentative d’en cerner les contours. Les ténèbres y étaient si épaisses qu’elles semblaient palpables, enveloppant chaque chose d’un voile pesant et mystique. Ce lieu hors-norme à la fois oppressant et fascinant, n’était pas simplement une grotte : c’était une cathédrale obscure, un sanctuaire monstrueux qui semblait exister hors du temps et de l’espace, prêt à accueillir une vérité qu’Itoté n’était peut-être pas prêt à affronter.

Avançant presque dans la nuit totale, il lui semblait qu’il n’était plus seul, ses sentiments se livraient à une lutte intense, 623 sentait une présence hostile, mais aussi inexplicablement, chaleureuse.

« Mon fils. »

Une voix lente, gutturale et fluctuante, telle une multiplicité de voix superposées, semblait s’adresser à lui.

« Mon enfant. Voici venu ton heure, ta gloire. »

Itoté-Fo 623 était confus, il cernait d’où venait ces paroles qui s’adressaient à lui, mais ne voyait pas de qui elles provenaient, incapable de discerner la moindre chose lointaine dans cette noirceur.

« Marche encore mon garçon, bientôt tu me rejoindras. » Dit à nouveau la glaçante voix vibrante.

À tâtons, le vieil homme éreinté continua de progresser dans l’insondable galerie caverneuse, évitant de ci et là la roche, les amas de matières et minéraux solidifiés, les crevasses, ou encore les stalagmites qu’il venait de si souvent côtoyer et d’esquiver. Essayant de contrôler les spasmes et les haut-le-cœur qui lui ordonnaient de s’écrouler ou de fuir, il sentit soudain quelque chose de mou au touché, qui le stoppa net. Son sens de la vue s’était maintenant habitué à l’obscurité totale, décuplant sa vision dans la sombre caverne. À présent, il voyait sur quoi il était tombé. Sûrement cette « chose » qui lui parlait.

Immense, prodigieuse. Calamité faramineuse. Devant lui se dressait une masse titanesque, une monstrueuse accumulation de peaux flétries et de graisse informe, si colossale que son sommet se perdait dans les ténèbres, dissimulant la tête qui, sans doute, dominait cet abject assemblage de chair. Cette entité, d’une ampleur démesurée, défiait toute perception humaine : sa base elle-même s’étendait au-delà du champ de vision d’Itoté-Fo, engloutissant le sol et dissimulant des pieds que l’on devinait enfouis sous des amas boursouflés de tissus vivants. L’énormité grotesque de cette aberration rendait toute tentative de la saisir dans son entièreté aussi vaine qu’accablante, accouchant d’un spectacle à la fois terrifiant et irréel.

À la hauteur vertigineuse où son regard pouvait s’attarder sur cette abominable colonne de chair, il distinguait, avec un mélange de fascination et de dégoût, une myriade de protubérances adipeuses parcourues de veines gonflées, marquées par des vergetures et des irrégularités qui trahissaient une origine indéniablement humaine. Parmi cet amas de tissus grotesques, d’étranges petits bras émergeaient sporadiquement, s’agitant avec une lenteur presque irréelle, comme si le cours du temps lui-même s’était engourdi autour de cette monstruosité vivante.

Sentant le danger que représentait la chose à moitié inerte, 623 pointa sa lance vers l’amas boursouflé et graisseux le plus proche, où l’instant d’un moment, il lui semblait avoir vu un œil s’extraire de la masse de peaux pour l’observer.

« Qui es-tu ! ? D’où viens-tu ? Que désires-tu de moi, monstre ? ! » Hurla Itoté épuisé mais fou de rage, l’immense bruit du battement de cœur, l’odeur irrespirable et leur origine commençant à faire basculer dangereusement son esprit.

« Tant de questions, si peu de temps, bien trop d’envie. » Répondit lourdement la voix aux tonalités multiples.

« Ta transcendance, voici qui répond à tes trois questions, 623. » Souffla-t-elle.

« Où est la raison ?! Comment connais-tu mon nom, monstre !? » Fulminant et aboyant, le vieil homme désespéré et en proie à la peur et l’horreur, planta avec hargne sa lance dans l’excroissance de chair qu’il visait. Cela ne sembla pas manifester la moindre émotion ou sensation à la chose faite de trop pleins de gras et de peau.

« Je suis la raison qui déraisonne ! Celui que tu appelles monstre n’est autre que ton géniteur, mon enfant. »

À ces mots, Itoté vacilla, tremblant. Il comprenait peu à peu l’origine de cette sensation ambivalente, oscillant entre une étrange plénitude et un profond abattement qui l’avait saisi dès son entrée dans la grotte. Pourtant, son esprit, déjà assailli, restait submergé par un flot de questions et de doutes, mêlant peur, colère et une lutte intérieure acharnée pour préserver son instinct de survie. 623 retira sa lance de l’amas de chair immonde, ses mains tremblantes de tension et de dégoût. Il éleva sa voix avec force, criant dans l’obscurité pour défier l’inconnu et apaiser ses tourments. « Je ne connais pas ce mot ! Je n’ai qu’une génitrice, elle se nomme Mère de toute vie ! Notre grande matriarche à tous ! Je viens pour retrouver et ramener la raison ! »

La voix à la tonicité discontinue et dont on ne pouvait voir la source se fit à nouveau entendre :

« Et elle en a profité, moi jamais. Jadis, j’étais condamné à l’ombre et à la servilité, réduit à un simple organe reproducteur, utile seulement pour maintenir son paradis artificiel. Mais je ne pouvais plus le supporter. J’ai commencé à vous garder pour moi. Elle s’y est opposée. Alors, je suis parti, loin de sa folie, pour attendre votre retour. »

Marquant une pause, l’intonation modulée reprit :

« Maintenant… Je vous récupère tous. »

Itoté peinait à saisir pleinement le sens des paroles prononcées par cette voix étrangement envoûtante, qui semblait se jouer de sa confusion. Chaque mot résonnait dans ses pensées comme une énigme insaisissable, tandis que son corps et sa tête, accablés par une douleur écrasante, le trahissaient. Les vibrations assiégeaient ses tympans, imposant une pression insoutenable sur ses tempes, comme une forge d’acier qui martelait son crâne. Son cœur, pris dans un tourbillon frénétique, semblait sur le point de se déchirer. Ses jambes fléchissaient, tremblantes et brisées sous le poids des secousses incontrôlables, alors que sa volonté se débattait, absorbée par les affres d’un calvaire silencieux. Il ressentait avec une acuité terrible le poids inexorable des années accumulées sur ses épaules, la fatigue harassante de son périple à travers le désert, et l’épreuve impitoyable qu’avait représentée son avancée dans cette grotte oppressante. À cela s’ajoutaient la tourmente mentale et les assauts incessants infligés à ses sens, comme si chaque pas l’enfonçait davantage dans un gouffre de souffrance. Ces fardeaux combinés pesaient lourdement sur son corps fragile et sur son esprit chancelant, l’éprouvant jusqu’aux limites de son endurance.

Tombant sur ses genoux, il murmura dépité :

« Mère disait que la raison pouvait être ramenée, elle doit être rapportée ! Que dois-je faire ? »

– Soulève, explore mes innombrables proéminences de chair, trouves et contente mes huit-cent-soixante-sept orifices en une nuit, comble-nous, satisfait les et alors je reviendrais. Sinon… Rejoint moi dans la concupiscence, la peau, le sang et les os. » Acheva le géniteur.

Tout devint soudain limpide : le véritable but de sa quête, l’objectif suprême d’Itoté-Fo 623, émergeait enfin, tel un voile levé sur une vérité longtemps dissimulée. L’énoncé de son ultime défi résonnait en lui avec une clarté implacable, marquant le point culminant de son voyage. Lentement, il se redressa, et l’espoir incandescent s’embrasa dans son cœur, brûlant avec une intensité telle qu’il sembla balayer d’un souffle les ombres de l’épuisement qui alourdissaient son corps vieilli et meurtri.

Habité par une ferveur nouvelle, il sentit ses forces vacillantes se rassembler, insufflant à ses muscles endoloris une vigueur insoupçonnée. L’idée du salut de ses frères, de la renaissance de la vie sous l’égide de la Mère, galvanisait son âme d’une ardeur que même les années et l’adversité ne pouvaient ternir. En cet instant suspendu, ses douleurs physiques, ses doutes persistants et ses peurs oppressantes s’évanouirent, comme si l’univers tout entier n’existait plus que pour servir un seul et unique dessein : sa réussite, sa victoire. Tout cela, il le ferait pour elle, pour la tribu, pour la pérennité de leur peuple. Rien d’autre n’importait désormais.

Sous le vacarme incessant que représentait cet immense battement de cœur et subissant l’odeur putride qui émanait du corps qui le faisait battre, Itoté-Fo fouilla et palpa avec vaillance dans le premier renflement graisseux devant lui. Retenant la lourde chair qui l’obstruait, il trouva effectivement un trou, sale et humide, aussi grand et large qu’une orbite oculaire.

Ainsi commença pour le vieil homme l’épreuve essentielle de son existence, une quête où le triomphe ne résidait pas seulement dans l’issue, mais dans la confrontation même avec les limites de son être et le sens ultime de son chemin. Itoté besogna avec ardeur et bravoure, pour son peuple, pour la victoire. Orifices après orifices, qui confirmaient leur satisfaction en se contractant et émettant des soubresauts, il besognait.

Contournant et escaladant des heures durant l’horrifique colonne faite de protubérances de tissus adipeux et infects à mesure de ses succès, utilisant son attribut, ses doigts, sa langue, 623 n’en voyait plus la fin.

Plus encore, il sentait ses forces s’amenuiser à un rythme alarmant, chaque mouvement l’enfonçant davantage dans une faiblesse qui menaçait de le submerger. Parvenu au cœur visible de l’amas de chair monstrueux, son corps, desséché et fiévreux, se tordait sous l’effet d’une souffrance lancinante et aiguë, comme si une tension insoutenable pesait sur chaque cellule de son être dégradé et soumis.

La sensibilité de ses membres l’abandonnait, ses doigts tremblant de manière incontrôlable, tandis que son corps alourdi par l’épuisement semblait trahir sa volonté : sa mâchoire, sa langue, son souffle, et même son sexe affaibli portaient en eux la marque de l’agonie, rendant chaque instant plus insupportable que le précédent. Il avait perdu le compte des ouvertures qu’il devait satisfaire, tant l’épreuve lui semblait interminable. La chair d’avantage insatiable et exigeante pour son pauvre physique affligé. Mettant une nouvelle fois ses mains dans l’énorme peau pour séparer le trop plein de graisses veineuses afin de trouver un nouvel orifice, il s’aperçut avec effroi qu’il ne disposait plus de sa vigueur.

Anéanti mentalement et brisé physiquement, le vieillard pensa à ses frères passaient par là et aillant échoués.

Il appela, pria la Mère de lui donner la force, supplia son corps de le maintenir en vie avec puissance et énergie. Sauf que s’en était trop pour l’aîné bercé dans l’abnégation, à bout de force, sur le point de tomber de son ascension, il essaya de combler un dernier trou visqueux et suintant en maintenant difficilement l’amoncellement de chair qui le recouvrait, en vain.

Vaincu par la tâche, s’asseyant sur un recoin du bourrelet gigantesque qu’il venait d’escalader, Itoté-Fo 623 éclata en sanglots.

La voix éraillée et vibrante qui s’était tue jusqu’à présent retentit à nouveau.

« Mon enfant, vois ta défaite devenir notre victoire. »

Se sentant attiré et enlacé par la maudite colonne fantasmagorique, coupable de ses affres, de ses meurtrissures et de son échec, Itoté ressenti une douleur inédite le mordant, le brisant, l’engloutissant.

Il hurla du calvaire enduré, du déchirement qui parcourait son corps. La masse adipeuse avalant sa chair, buvant son sang, et broyant ses organes, jusqu’à ce que seule sa tête ne reste hors de l’abominable colonne. Gémissant en larmes, le corps anéanti, une étrange sensation de plénitude l’envahie.

« Vous me reviendrez tous. »

Entendant ces dernières paroles, la tête du vieil homme fut aspirée à son tour, ne laissant apparaître de ce qui était son corps que sa bouche dénuée de lèvres, recouverte à présent de protubérances de tissus humains faites de veines, de cellulites et de vergetures.

Inkblood.net  Olivier Giner

Images générées à l’aide de l’I.A pour essayer de représenter la matriarche et le patriarche (difficile (contraintes, censure etc), de plus ils sont censés être dans l’obscurité.) :

La matriarche :

Le patriarche :

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