[Nouvelle] Lumière

Genres littéraires : Fantastique, Dystopie, Drame, Philosophie/Allégorie, Initiation

Trois propositions aguicheuses pour donner envie de lire « Lumières » :

#1 Un garçon survivant découvre une communauté prête à tout pour changer le monde.

#2 Rituels mystiques et choix décisifs l’entraînent au-delà des limites du réel.

#3 « Lumière » : un voyage fascinant entre espoir, mystère et révélation.

Résumé :

« Lumière » : Un jeune garçon, rescapé d’un tragique incendie, est recueilli par une mystérieuse communauté dirigée par un mentor charismatique. Entre rituels mystiques, révélations troublantes et choix déchirants, il découvre un univers où espoir et intrigues se mêlent, face à une promesse de renouveau… ou de destruction.

Lumière

Des bribes d’informations, éparses et fragmentaires, étaient tout ce que l’on connaissait du nouvel arrivant. Tout juste recueilli par Noalaty lui-même, son tuteur testamentaire, il était évident qu’il jouissait d’une confiance sans réserve. Le vieil homme, réputé pour son jugement infaillible, ne laissait jamais place à l’erreur.

Le jeune garçon, lui, portait en silence le poids d’une tragédie. Ses parents avaient péri dans un incendie dévastateur qui avait consumé leur demeure. Absence providentielle ou caprice du destin, il avait survécu à ce drame.

Leurs pas résonnaient faiblement dans les couloirs de la succursale. Tandis qu’ils approchaient du hall principal, Noalaty posa une main réconfortante sur l’épaule frêle de son protégé.

— Je sais que c’est soudain mais n’aie crainte, mon fils, lui murmura-t-il. Ces gens, tu le verras, sont de bonne nature.

La voix grave et rassurante du vieillard apaisa légèrement l’anxiété du garçon, qui esquissa un timide sourire. Confiant dans la protection de cet homme mystérieux que ses parents avaient tant admiré, il se laissa guider.

Noalaty n’était pas un homme de grande stature, mais sa corpulence robuste et ses mains larges, usées par le labeur, dégageaient une force tranquille. Les sillons de son visage racontaient les épreuves d’une existence durement vécue, tandis que ses mèches argentées striées de gris lui conféraient l’aura d’un vétéran. Un contraste saisissant avec sa démarche calme et sereine, empreinte d’une paisible assurance.

En franchissant les imposantes portes du vestibule, le tumulte d’un banquet en pleine effervescence se fit entendre, une cacophonie mêlant cliquetis d’ustensiles et brouhaha de conversations animées. Noalaty s’arrêta un instant pour contempler la vaste salle. Il tourna son regard vers le garçon et lui offrit un sourire empreint de bienveillance.

— Mon enfant, je te présente l’Unité.

Le hall combinait une élégance austère et une simplicité accueillante : la lumière dansante sur le bois noble côtoyait les reflets froids du métal patiné, créant un équilibre singulier entre chaleur et rigueur. Au centre, un pupitre monumental en acacia, orné d’une gravure insolite d’un crabe affrontant une grenouille frêle. Autour, des tables anciennes et leurs nappes colorées accueillaient une cinquantaine de convives, dont les voix s’éteignirent à l’entrée du duo.

— Mes chers amis, lança Noalaty d’une voix claire et posée, voici un invité que je vous demande d’accueillir comme il se doit.

Un murmure de salutations traversa l’assemblée avant que le silence ne revienne.

— Installe-toi où tu le souhaites, ajouta-t-il en se tournant vers le garçon. Je dois me préparer, mais je vous rejoindrai sous peu.

Cherchant à fuir les regards tandis que les conversations reprenaient, le garçon trouva refuge auprès d’une femme d’un certain âge, dont les cheveux bruns, tirant sur le cendré, encadraient un visage empreint de douceur.

— Mes condoléances, dit-elle à voix basse. Ce que tu as vécu est si tragique.

Cette phrase, douce mais intrusive, réveilla une douleur qu’il tentait d’enfouir. Comment savait-elle ? L’enfant hocha la tête en silence, les yeux baissés, reconnaissant la sincérité dans ses paroles. Les motifs brodés de la nappe – hirondelles et fleurs éclatantes – attiraient brièvement son attention. Son esprit vagabondait, attrapant au vol des bribes de discussions dans diverses langues. Certains mots, comme « annulation » ou « imprévu », semblaient indiquer que son arrivée avait bouleversé certains plans. Il observait l’agitation orchestrée autour de lui, chaque sourire et chaque éclat de voix amplifiant son sentiment de décalage. Les assiettes appétissantes, les arômes alléchants des plats disposés sur les tables, tout cela lui semblait étranger, presque insultant. Il n’avait absolument pas faim. L’idée même de manger lui retournait l’estomac, comme si la souffrance qu’il portait en lui ne laissait aucune place à autre chose. Tandis que le tumulte des conversations s’élevait autour de lui, une autre image s’imposa : celle des flammes, voraces et inexorables, engloutissant tout. Sa gorge se serra à cette vision douloureuse et inévitable.

Le calme de la salle fut rompu par le retour de Noalaty, vêtu d’une tenue plus soignée : une chemise blanche, une veste en tweed modeste, et un pantalon noir. Après avoir ajusté une paire de lunettes, il prit une profonde inspiration et s’adressa à l’assemblée.

« Aucun éclat n’illumine les âmes corrompues. Nul pardon, nulle rédemption pour ceux qui tournent en rond, prisonniers de leur propre cycle. » Une salve d’applaudissements ponctua ses mots, mais Noalaty poursuivit immédiatement :

« N’écoutons plus ces Méphistophélès qui, en glorifiant le népotisme, ont plongé notre monde dans le chaos. Ceux qui siègent dans les ombres, se drapant de fausses lumières. Le cercle doit être rompu ! Maudits soient les écrits fallacieux ! La réitération, les imposteurs, tout cela doit cesser ! Pardonner, purifier : voilà ce qui est juste. Détruisons la moelle gangrenée, bannissons la substance viciée. Le cycle, oui, doit être brisé ! »

Le garçon, déconcerté, voyait en cet homme un prophète habité par une ferveur intense, presque surnaturelle. Bien que tout ne lui fût pas clair, il percevait l’influence magnétique de ces paroles sur l’auditoire.

« Ce n’est pas le début d’un cycle, c’est sa fin ! » clama le vieillard, le regard enflammé. « Et je vous le dis, mes frères et sœurs : la clef est là ! La terre reviendra à la terre ! Ils nous ont trahis, réduits en esclavage, nourrissant une culture de médiocrité et de mensonges. Cela doit cesser ! Ils ont rouvert la boîte de Pandore, déversant son poison sur le peuple, tandis qu’eux, retranchés dans leurs hautes tours d’argent, dispensent leurs vaines injonctions ! Depuis quand le charlatan conseille-t-il le porteur de bourse ? Depuis toujours ! »

Un second tonnerre d’applaudissements retentit. Cette fois encore, Noalaty leva la main pour imposer le silence, son visage grave.

« L’exploiteur et l’exploité, l’esclave et le maître, ceux qui règnent et ceux qui leur obéissent… (Il marqua une pause, son regard perçant.) Rien n’a changé.
L’homme doit-il rester prisonnier de préjugés sur sa race, son apparence ou ses pensées, et répondre par les mêmes travers ? Non ! Cela peut changer. Dans l’unité, la sagesse et la paix ! »

Ces derniers mots, scandés par l’assemblée d’une seule voix, emplirent la salle d’une ardeur presque palpable.

Le garçon, abasourdi, oscillait entre admiration et incompréhension. L’intensité de l’instant l’ébranlait. Bien qu’il partageât quelques idées exposées, il peinait à en saisir l’aboutissement. L’atmosphère exaltée, presque mystique, lui donnait la chair de poule. Le regard de Noalaty croisa le sien. Le vieillard lui adressa un sourire paternel avant de poursuivre, cette fois avec une pointe de mélancolie.

« Les hommes honnêtes, travailleurs, ne possèdent plus rien. À peine une bouteille, qui chaque soir leur murmure : “Je suis ta seule compagne.” Inutile de chercher la sagesse, elle ne réside plus dans ce monde. Si elle existe encore, c’est tapie dans une grotte obscure, loin des hommes. »

Un souffle de tristesse passa dans la salle, mais Noalaty, redressant la tête, retrouva son élan.

« J’ai mis des années à vous trouver. Malgré les trahisons, les divisions, ils n’ont pas pu éteindre notre conscience. Là est l’avenir : une unité d’esprits, une harmonie de pensées guidée par la sagesse et la paix ! Qu’ils conservent cette terre qu’ils ont ravagée ! Ils nous attaquent ? Qu’ils périssent avec elle, si telle est leur destinée ! (Il serra le poing, puis le leva avec un sourire grave.) Puisse-t-elle leur survivre ! Àmamiha-Tokola ! »

— « Àmamiha-Tokola ! » répondit en chœur l’assemblée, galvanisée, répétant l’exhortation jusqu’à ce qu’elle devienne un chant vibrant, un cri d’espoir collectif.

« Àmamiha-Tokola » ? Le sens de cette formule échappait totalement au jeune garçon, et une myriade de questions envahissait son esprit. Brusquement, un homme de l’assemblée se leva, agité, presque furieux :

— On connait le monde, Noalaty ! La misère, le mépris, les injustices que notre civilisation impose ! Ses valeurs cyniques, ses discours hypocrites… Mais cela ne justifie pas de baisser les bras. Il reste de l’espoir. Nous pouvons rester défendre nos idées, nos savoirs !

Noalaty, imperturbable, répondit avec calme :

— Thibalt, ton cœur oscille toujours entre doute et colère. Ils nous ont masqués et nous ont appris à céder à la bassesse, car agir avec bonté demande un courage qu’ils ont tenté d’éteindre. La perfection n’existe que dans les contes. Nous avons fait ce que nous pouvions. D’autres viendront. Ceux qui, comme toi et moi, peuvent encore être sauvés. Pas tous, hélas. Pour beaucoup, il est trop tard. Tu as le choix, libre à toi de rester ou de partir.

Thibalt, abattu, se rassit, enfouissant son visage dans ses mains tandis que des membres proches essayaient de le réconforter.

Noalaty, visiblement épuisé par son discours, quitta le pupitre, retira ses lunettes et s’approcha du jeune garçon. Son ton devint plus chaleureux :

— Alors, mon fils, qu’as-tu pensé de tout cela ? Il ajusta les pans de sa veste avec une lenteur étudiée, un sourire énigmatique étirant ses lèvres. Était-ce l’assurance d’un guide ou le masque d’un homme jouant un rôle depuis trop longtemps ?

— Je…

— Viens, répondit-il en posant une main apaisante sur son épaule. J’imagine que tu as des questions.

Tandis que la salle renouait avec son brouhaha, le vieil homme guida son protégé vers une pièce adjacente, empreinte d’un parfum singulier. Là, le garçon découvrit un véritable cabinet de curiosités : des étagères croulant sous des livres anciens, des parchemins jaunis, un ordinateur antédiluvien, un autre plus récent, un globe terrestre usé et une vaste carte couverte d’épingles reliées par un réseau complexe de fils écarlates. Une armure ancienne, un canapé jonché de journaux, des sculptures délicates et des tableaux évocateurs habillaient la pièce, imprégnant l’espace d’un charme intemporel.

Le garçon parcourait du regard cet étrange sanctuaire, ses pensées s’égarant entre émerveillement et confusion, lorsqu’un bruit discret le fit sursauter : Noalaty revenait, portant deux chaises et un verre d’eau.

— Installe-toi, bois un peu si tu le souhaites, invita-t-il avec bienveillance. Tes parents ne t’avaient jamais parlé de cette facette de moi, n’est-ce pas ?

— Non… Ils me disaient seulement que tu étais quelqu’un de bon, de généreux, répondit le garçon, encore troublé.

— Le temps nous a manqué, murmura Noalaty, pensif. Comme le pèlerin cherchant une terre promise, la route est longue et semée d’embûches.

— Mais… Qu’est-ce que tout cela ?

—  L’Unité, reprit-il avec gravité, rassemble ceux qui cherchent un avenir collectif, où l’individualisme cède à l’harmonie des esprits. Ils viennent des quatre coins du monde, et il a fallu des années pour les rassembler.

— Et maintenant ? Que comptez-vous faire ?

— Partir, déclara-t-il simplement. Ce soir, nous quittons tout.

— Quitter ? Où allez-vous ?

— Ce soir, nous traverserons une frontière imperceptible, quittant ce monde pour une terre promise où tout reste à bâtir.

Le garçon resta figé, partagé entre incrédulité et une étrange sensation d’irréalité.

— Ce n’est pas possible… C’est une plaisanterie ?

La révélation résonna en lui comme un écho irréel, teinté de mystère.

— Non, mon enfant, répondit doucement le vieil homme, je ne te force ni à y croire, ni à t’engager. Le choix est entièrement tien. Tes parents n’auraient pas dû être impliqués dans le voyage de ce soir. Leur disparition a bouleversé le cours de ton existence, et j’en suis profondément désolé. Mais tôt ou tard, cette décision t’aurait tout de même été proposée. Ce soir, les plus jeunes ne partiront pas. (Il s’adossa un peu plus à sa chaise, cherchant à le rassurer.) Lorsque nous aurons franchi le seuil, il est possible que nous ne puissions plus revenir. Peut-être nous reverrons-nous, mais c’est désormais Matuseb qui occupera ma place. Je lui ai confié les clés et toute ma confiance. Bientôt, je ne serai plus ton tuteur. À toi d’écrire ton chemin. Vous serez les gardiens de notre secret, les guides jusqu’à votre propre départ. Tout ce dont vous aurez besoin se trouve ici. (Il désigna la pièce d’un large geste.) Encore faut-il savoir où chercher et comment interpréter. Matuseb saura te montrer la voie.

Le garçon fronça les sourcils, partagé entre agacement et incrédulité :

— Mais… comment est-ce possible ? lança-t-il.

— Au prix de sacrifices, d’années de recherches, répondit Noalaty. Tes parents, moi, et d’autres avons découvert un passage. Malheureusement, des individus malveillants ont eu vent de nos travaux. Ils convoitent nos secrets et s’opposent à nos objectifs. Nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers à tenter cette entreprise. Comme une maladie qui gagne toujours du terrain sur son remède, les forces négatives prospèrent là où elles ne sont pas combattues. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’il est toujours plus simple de détruire que de bâtir. Ce monde, tel qu’il est, rend notre tâche impossible. Il est soit trop tôt, soit déjà trop tard. Il nous faut emprunter une autre voie.

Le vieillard marqua une pause, ses yeux cherchant ceux de son protégé :

— Ce refuge est sécurisé, mais il n’est pas inviolable. Nous devons agir vite. Nous sommes enfin prêts.

Le jeune garçon, le regard défiant, rétorqua avec audace :

— Sacrifices ? Vous comptez m’immoler ou éliminer quelqu’un d’autre pour atteindre votre but ? Noalaty, visiblement surpris, éclata d’un rire franc, avant de reprendre sur un ton grave, empreint de solennité :

— Non, évidemment pas. Aucun innocent ne sera sacrifié. Il suffit de quelques gouttes de ton sang… et la lumière qui brille dans tes yeux.

Un silence tendu s’installa, avant qu’un échange de regards ne les mène à un sourire complice suivi d’un rire franc mais léger.

— Réfléchis, reprit le vieillard avec douceur. Tu as du temps pour te décider. Rien ne presse pour toi ce soir. Je retourne auprès des autres, mais prends le temps qu’il te faudra.

Dans un dernier geste empreint de tendresse, Noalaty étreignit brièvement le garçon, scellant un adieu silencieux avant de quitter la pièce, le laissant seul parmi les reliques hétéroclites de cet étrange sanctuaire. Perdu dans un tourbillon de pensées désordonnées, il peinait à rassembler ses esprits. Était-il en train de rêver ? La scène entière lui semblait irréelle. Était-ce eux qui étaient fous ? Était-ce le vieil homme, ou bien lui qui sombrait dans l’absurde ?

Un frisson d’angoisse monta en lui, accompagnée d’une fièvre sourde. Était-ce le poids des paroles de Noalaty ou l’accumulation des événements tragiques de cette semaine maudite ? La demeure elle-même, avec ses mystères et ses ombres, semblait éclipser tout repère. Ses pensées s’entrechoquaient, la voix du vieillard résonnant encore dans son esprit. Rongé par le doute et le deuil, il finit par s’effondrer sur le canapé, indifférent aux affaires éparpillées dessus. L’épuisement eut raison de lui, et ses dernières pensées furent teintées d’abandon : après tout, il n’avait plus rien à perdre.

Des visions suffocantes envahirent ses songes : une silhouette noire, figée et oppressante, émergeait de l’obscurité totale, chaque instant amplifiant son poids écrasant. Une scène étrange surgit alors : un crabe, ses pinces émoussées, luttait désespérément contre une grenouille frêle mais agile, le dominant à chaque assaut. Le combat se déroulait autour de ses parents, figées dans une posture d’abandon, leurs traits à peine discernables dans la lumière vacillante. Chaque mouvement du duel semblait projeter une ombre sur eux, comme si le sort de la bataille scellait leur destin. Enfin, au centre d’un ciel pourpre, une lune éclatée laissait échapper un liquide doré, s’écoulant lentement pour former un labyrinthe mouvant. Ces scènes absurdes semblaient jaillir d’un recoin oublié de son esprit, un espace où les hantises de l’incendie se mêlaient aux symboles mystérieux qu’il avait vus dans la salle. Était-ce un avertissement ?  Une réminiscence déguisée en énigme ? Ses parents, toujours immobiles au centre de la lutte du crabe et de la grenouille, paraissaient l’appeler silencieusement, mais il n’arrivait pas à les rejoindre. Un visage jaune, resplendissant, à la fois captivant et repoussant, apparut alors, arborant un sourire malsain, immuable. Cette figure le fixait sans relâche, inébranlable. Une sonnerie discrète rompit le flot de ces visions oppressantes, l’arrachant de son sommeil troublé. Devant lui se tenait un homme au crâne chauve, vêtu avec une élégance austère. Une barbe blanche encadrait son visage grave. Il venait de déposer un plateau-repas sur une commode proche.

— Vous sembliez épuisé, je n’ai pas voulu vous réveiller, dit-il d’une voix posée, marquée d’un léger accent chantant. Voici une collation. N’ayez crainte, vous êtes ici en sécurité. Prenez tout le temps nécessaire pour vous reposer.

— Combien de temps ai-je dormi ? murmura le garçon en se frottant les paupières.

— Trois heures. Sachez que les préparatifs ont commencé. Vous n’êtes pas tenu d’y participer.

Avec un salut discret, l’homme quitta la pièce, laissant le garçon face à sa solitude.

« Trois heures dans l’enfer d’un cauchemar », pensa-t-il, encore troublé par cette vision macabre. Il observa le plateau : une petite bouteille d’eau, un casse-croûte simple mais appétissant, et un yaourt à la pêche. Seul le besoin de se désaltérer le poussa à boire la moitié de l’eau avant de se lever.

Pourquoi ses parents avaient-ils fait confiance à Noalaty ? Le garçon tentait de rassembler les fragments de conversations entendues autrefois, des bribes évoquant des espoirs, des projets fous qu’il n’avait jamais compris. Maintenant, ces fragments s’imbriquaient, dessinant une toile complexe où les choix de ses parents et ce moment précis semblaient liés. Pourtant, une question persistait : était-il prêt à suivre ce chemin, ou devait-il fuir avant qu’il ne soit trop tard ? Une partie de lui aspirait à se laisser emporter par cette foi nouvelle, comme un naufragé agrippant désespérément une bouée au milieu d’un océan de doutes. Mais une autre, plus sombre, lui murmurait que ses parents avaient peut-être eux aussi succombé à cette ferveur aveuglante.

Déterminé à affronter l’inconnu, il ouvrit une porte menant au grand hall. Les lieux étaient désertés. Trois autres passages se présentaient à lui : l’un menait à l’entrée principale, un autre, vitré, donnait sur la véranda et le jardin. Le troisième, une porte massive en bois, lui était inconnu. Supposant que celle-ci menait aux étages, il choisit la véranda.

Poussant la porte, il aperçut Noalaty conversant calmement avec l’homme au crâne rasé.

— Ah, te voilà ! s’exclama le vieil homme avec un sourire chaleureux. Je pensais que tu dormirais plus longtemps et que je ne te reverrai plus. Je vois que tu as rencontré Matuseb.

Celui-ci inclina la tête poliment avant de s’éloigner d’un pas assuré.

— Tu veux vraiment assister à ce qui va suivre ? demanda Noalaty d’un ton bienveillant. Rien ne t’y contraint. Tu peux attendre ici si tu préfères.

Le garçon cherchait dans ses gestes ou ses paroles une raison d’y croire. Mais tout semblait si abstrait, si irréel. Pourquoi fuir ? Pourquoi abandonner ce monde plutôt que de le réparer ? Peut-être que ses parents avaient perçu une vérité qu’il ne saisissait pas encore. Ou peut-être avaient-ils été trompés, eux aussi. Chaque pensée ajoutait un poids à son hésitation, le tirant un peu plus loin du cercle de confiance que Noalaty semblait vouloir créer.

— Je… je vais venir. Je n’ai plus rien à perdre, après tout, répondit le garçon d’une voix résignée.

Le vieil homme posa une main légère sur son épaule et, avec une douceur paternelle, murmura :

— Crois-moi, tu as tout à gagner. Ce soir, un miracle va se produire. Garde les yeux ouverts.

Ils avancèrent ensemble vers un large cercle formé au milieu du jardin. La nuit enveloppait les lieux, mais la lumière argentée de la lune dévoilait un tableau paisible. Des hommes, des femmes, et quelques adolescents, assis immobiles sur l’herbe fraîche, attendaient dans un silence quasi religieux, seulement brisé par le murmure du vent dans les arbres et le bourdonnement des insectes nocturnes. Le garçon s’installa à côté de Matuseb, légèrement en retrait, tandis que Noalaty prenait place au centre du cercle. L’air était chargé d’attente, une étrange énergie semblait vibrer dans l’obscurité.

« Mes frères, mes sœurs, mes enfants, ce soir marque une étape décisive, un moment d’éclat qui en précédera tant d’autres ! Dans l’harmonie, la clairvoyance et la sérénité ! » lança Noalaty avec une exaltation contagieuse.

Comme auparavant dans la grande salle, l’assemblée reprit en chœur ces paroles, vibrant d’une ferveur inébranlable. Le vieillard poursuivit, élevant la voix :

« Fermez à présent vos paupières. Nous partons pour une traversée sans retour, un départ vers une terre promise. Débarrassez vos cœurs de toute appréhension. Ce monde, avec ses tourments, ses ignominies et son désordre, ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir. Quand l’instant viendra, laissez-vous emporter par la lumière. Je m’en vais en premier, mais je vous accueillerai là-bas. Ne regrettez rien. Nous sommes les précurseurs d’un univers nouveau. Àmamiha-Tokola ! »

Les voix s’élevèrent une fois encore, scandant avec passion ces derniers mots. Le jeune garçon observa les membres du cercle se conformer aux consignes, leurs paupières se fermant dans une expression de quiétude absolue. À ses côtés, Matuseb faisait de même. Hésitant, il laissa ses yeux mi-clos, le doute et l’étrangeté des événements l’empêchant de s’abandonner totalement.

Au centre, Noalaty entama des mouvements fluides et énigmatiques avec ses mains. Une brise légère s’insinua dans le jardin, amplifiant l’atmosphère surnaturelle. Les gestes du vieil homme, fluides et presque dansants, semblaient diriger une chorégraphie insaisissable. Au-dessus de lui, les branches des arbres s’agitaient, projetant des ombres mouvantes qui donnaient l’impression que le ciel tout entier était vivant. Sous leurs pieds, la terre semblait vibrer, émettant un battement sourd, comme un cœur enfoui qui pulsait jusque dans les os. L’atmosphère devint si lourde qu’il semblait difficile de respirer, comme si chaque souffle devait se frayer un chemin à travers une barrière intangible. Le jeune garçon sentit un frisson lui parcourir l’échine alors qu’un étrange engourdissement commençait à s’emparer de lui.

Pendant de longues minutes, le vieil homme continua ses gestes, murmurant des paroles incompréhensibles, le regard oscillant entre le ciel et le sol. Le garçon, immobile dans le cercle, sentait son cœur battre à tout rompre. Les mots de Noalaty résonnaient en lui, mais son esprit s’accrochait à des images du passé. Il revoyait son père penché sur lui pour l’aider à rafistoler sa peluche, sa mère souriant à leurs côtés. Cette chaleur familière contrastait violemment avec l’étrangeté du moment présent. Et s’ils avaient eu tort de faire confiance à cet homme ? Une goutte de sueur glissa sur sa tempe, froide comme une lame. Tout autour, les participants, semblables à des marionnettes sous un charme invisible, oscillaient doucement leurs têtes, comme portés par une mélodie que lui seul ne percevait pas.

Soudain, Noalaty intensifia ses mouvements, ses pieds frappant la terre en cadence. Bien que le garçon ne puisse entendre ses paroles, la détermination du vieillard transparaissait dans chaque intonation et chaque geste. Puis, levant brusquement les bras vers le ciel, il hurla : « Àmamiha-Tokola ! »

À cet instant précis, le vieil homme sembla s’effacer. Était-ce le voile des ombres qui s’épaississait ou une illusion fugace née de la lueur vacillante ? Le garçon ouvrit grands les yeux, mais la scène ne faisait que confirmer l’impossible : Noalaty disparaissait peu à peu, son corps devenant translucide, avant de se fondre entièrement dans la nuit.

Un premier claquement retentit, net et brutal. Puis d’autres suivirent, accompagnés de fulgurances lumineuses déchirant la pénombre et de cris étouffés qui résonnaient comme des échos lointains. Le jeune garçon tourna la tête vers Matuseb et découvrit, horrifié, une plaie béante à sa tempe, d’où s’écoulait un filet de sang. Autour de lui, des silhouettes s’effondraient, certaines hurlant avant de sombrer dans le silence. L’air se chargea de râles et de fracas, les corps tombant les uns après les autres sur l’herbe humide. Le garçon sentit une chaleur intense lui traverser le crâne. Une douleur fulgurante le terrassa.

Il bascula en arrière, son corps heurtant lourdement le sol. La fraîcheur du couvert végétal fut sa dernière sensation.


— Trois secondes trop tard, grogna un homme vêtu d’un uniforme noir, le visage à demi dissimulé par un masque.

— Que fait-on des cadavres ? interrogea un autre, s’adressant à un officier en retrait.

— Brûlez tout.

— Et le vieillard ?

— Suicide collectif. Gourou en fuite. Vous savez comment procéder. Nous ajusterons les rapports.

Autour d’eux, une trentaine d’hommes vêtus de combinaisons sombres s’affairaient avec une précision méthodique. Parmi eux, plusieurs portaient des lance-flammes, dont l’un s’avança en tête pour entamer leur sinistre besogne.

La brise nocturne se dissipa, cédant la place à une chaleur suffocante tandis que les flammes dévoraient la scène, crépitant avec une voracité insatiable. Aucun mot, aucun regard n’accompagnait leurs actes ; seule régnait une efficacité mécanique, terrifiante.

Au-dessus, un épais manteau nuageux avala la lumière lunaire, noyant le jardin dans un crépuscule lugubre. Les langues de feu illuminèrent brièvement ces ténèbres avant de les engloutir entièrement.

Images générées par I.A (pas mal de contraintes mais sympa quand même ;)) !

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