[Nouvelle] L’âme du sel

Genres littéraires : Huis clos psychologique, Philosophique, Allégorique, Thriller psychologique, Fantastique (ou réalisme mystique)

Trois propositions aguicheuses pour donner envie de lire « L’âme du sel » :

#1 : Trois hommes, trois croyances, une seule issue. Enfer ou rédemption ? Quand la foi vacille, que reste-t-il vraiment ?

#2 : Enfermés sans explication, un chrétien, un juif et un musulman doivent affronter leurs croyances… et leur propre humanité. Jusqu’où ira leur foi ?

#3 : Piégés dans une pièce sans issue, ils découvriront que la vraie prison n’est peut-être pas celle qu’ils imaginent. La foi peut-elle survivre à la soif et au doute ?

Résumé :

Trois hommes, un chrétien, un juif et un musulman, se réveillent enfermés dans une pièce sans issue. Faim, soif et angoisse les poussent à confronter leurs croyances, leurs contradictions et leurs peurs les plus profondes. Dans ce huis clos oppressant, la foi suffira-t-elle à les sauver… ou les détruira-t-elle ?


L’âme du sel

Lorsque Samuel ouvrit les yeux, il sentit d’abord la moiteur. Une sueur froide, poisseuse, qui collait à sa peau comme une seconde naissance. Il était là, allongé sur le sol nu d’une pièce aux murs gris et lisses, sans issue, sans échappatoire. Une prison sans grille, sans explication. Deux autres hommes se tenaient à quelques mètres de lui.

L’un en soutane, les yeux cernés, égrenait une prière avec une ferveur obstinée, chaque mot s’accrochant à ses lèvres comme s’il y puisait sa dernière certitude. L’autre, à sa gauche, un barbu au regard brûlant murmurait des versets en boucle, les doigts refermés sur un chapelet d’ambre.

— Vous êtes là depuis combien de temps ? demanda Samuel d’une voix pâteuse.

Le prêtre leva les yeux vers lui, vitreux.

— Trop longtemps, souffla-t-il. Je suis Pierre.

L’autre homme ne répondit pas, fixant le mur avec l’air de quelqu’un qui attendait que quelque chose s’y manifeste.

— Karim, finit-il par lâcher.

Samuel soupira.

— Génial. Un catho, un musulman, et un juif dans une boîte. On dirait le début d’une mauvaise blague.


Jour 1 : Les premières fissures

Les premières heures furent une mascarade de civilité. Samuel analysait les murs avec un pragmatisme dérisoire, tapotant chaque surface à la recherche d’une faille. Pierre priait, persuadé que la lumière diffuse baignant la pièce, sans source apparente, ne pouvait être qu’une émanation divine, une présence mystérieuse dans ce néant clos. Karim psalmodiait, ses lèvres effleurant les versets sacrés, tout en promenant ses mains le long des parois, cherchant à sentir l’origine de l’air qui caressait à peine sa peau, comme un souffle venu d’un ailleurs inconcevable. Puis la faim commença à gronder, et la soif les rongea comme une bête silencieuse. Ils tentèrent, à voix basse d’abord, puis dans une frénésie grandissante, de comprendre comment ils avaient atterri dans cette pièce sans issue. Mais chaque hypothèse s’effritait face à l’absurdité de leur situation. Était-ce un enlèvement, une punition divine, un rêve fiévreux ? Ils fouillèrent les murs, le sol, chaque recoin, cherchant un interstice, une logique, une explication. Rien. Juste le néant et leurs propres doutes, s’enroulant autour d’eux comme un étau invisible.

— Dieu nous teste, dit Karim. Il nous observe.

Samuel haussa un sourcil.

— Ah ouais ? Lui ou autre chose. Et c’est quoi l’épreuve ? Voir qui craque en premier ?

Pierre serra sa croix.

— Nous devons rester unis.

Samuel ricana.

— Vous trouvez pas ça curieux ? Trois types, trois religions. Et si c’était un test… qui prouve qu’on est tous des hypocrites ?

Il passa une main sur son visage, cherchant à se rappeler son dernier souvenir clair. Était-il chez lui ? À la synagogue ? Avec sa femme ? Il voyait son reflet dans un miroir, mais son visage semblait… trop flou, trop ancien, comme si quelqu’un d’autre portait sa peau.

Karim se redressa, les yeux brûlants.

— Nous sommes différents, juif.

— Justement, répondit Samuel. Trois religions qui viennent du même désert, du même foutu carrefour… Et pourtant, on passe notre temps à s’entre-tuer. Pourquoi ?

Silence. Pierre, la croix serrée entre ses doigts crispés, sentit l’angoisse ronger son âme. Était-il ici pour ses doutes, ses compromissions, ou pire, pour ce qu’il n’avait jamais osé affronter ? Le poids de ses propres prières creuses l’écrasait. Il brisa enfin le calme apparent.

— Parce que nous sommes faits pour nous juger.

Samuel soupira, s’adossa au mur et fit craquer ses jointures.

— Vous connaissez le paradoxe d’Épicure ? Le Dieu omnipotent et bienveillant qui laisse la souffrance exister ? Si Dieu veut empêcher le mal mais ne peut pas, alors il n’est pas tout-puissant. S’il le peut mais ne veut pas, alors il est malveillant. Et s’il ne peut ni ne veut, à quoi sert-il ?

Karim, qui portait sa foi comme une armure silencieuse, une certitude sculptée dans l’épreuve et l’endurance, habitué à voir dans chaque difficulté un chemin tracé par la volonté divine, plissa les yeux, irrité.

— C’est une vieille rengaine, ces questions. Dieu teste notre foi, notre patience.

Un éclat de rire glacial fendit les lèvres de Samuel.

— Tu veux dire que les mômes qu’on écrase sur les routes sont des épreuves de foi ? Les migrants qu’on laisse crever dans la Manche aussi ? Les SDF sous nos fenêtres, c’est quoi ? Un quiz divin sur la charité ? Dieu est soit un sadique, soit un incompétent.

Pierre, visiblement mal à l’aise, s’empressa d’intervenir.

— Ce monde est corrompu, Samuel. C’est l’homme qui choisit le mal, pas Dieu.

— Ah ouais ? répondit Samuel, s’approchant. Et la religion primitive alors ? L’épopée de Gilgamesh, le Déluge mésopotamien… tout ça a été pillé, copié, adapté. L’Ancien Testament, c’est juste une version remaniée de mythes plus anciens. Le Juste errant, Noé, Moïse… rien d’original. Tout est déjà là, vieux comme la première plume d’un scribe sumérien.

Karim répliqua, ses yeux injectés de sang.

— L’islam a purifié le message. La Torah, la Bible… des textes falsifiés. Le Coran est la parole finale.

Un ricanement s’échappa de la gorge de Samuel.

— « Falsifiés » ? Non mais tu te rends compte de la prétention ? Tous les mecs avant toi étaient des abrutis ou des menteurs, et le tien, c’est le bon. Ça me rappelle la France d’aujourd’hui : chacun pense détenir la vérité absolue. La gauche dénonce la droite, la droite crie à l’invasion, pendant que le gouvernement te fait payer des impôts sur des revenus que t’as même pas. Et toi, Karim, t’es comme eux. T’as ta vérité, les autres sont des erreurs.

Pierre leva un doigt lent.

— Nous sommes forcément coupables… Dès la naissance.

— De quoi, hein ? renchérit Samuel. Coupables de vivre ? Coupables de respirer ? La religion nous charge d’une dette éternelle. On te dit que t’es né avec le péché d’Adam, mais pourquoi je porterais le fardeau d’un type qui a croqué dans une pomme il y a des millénaires ? C’est comme ce pays… La France est coupable d’esclavage, de colonialisme, de pollution, de tout. Si t’es Français, t’es un salaud par défaut.

Le musulman gronda :

— C’est faux. L’homme est jugé sur ses actions.

Le juif secoua la tête.

— Ah bon ? Alors pourquoi le clodo dans la rue est puni alors qu’il a rien fait d’autre qu’être au mauvais endroit au mauvais moment ? Pourquoi les mômes dans les cités sont nés avec une balle sociale dans la tête alors qu’ils n’ont même pas ouvert les yeux ? On est tous jugés d’avance, mec. Et la pire ironie, c’est que le jugement, c’est toi, c’est moi, c’est ce monde qui décrète qui vaut quoi.

Le chrétien hocha lentement la tête, comme un condamné acceptant enfin son sort.

— Peut-être que nous sommes ici… parce que nous nous jugeons nous-mêmes. Dieu est silencieux, nous faisons le reste.

Karim secoua la tête, défait.

— Dieu punit les égarés. C’est ce monde qui est malade.

Samuel s’approcha de lui, le regard froid.

— Alors pourquoi ce monde est-il malade ? Parce qu’on n’a pas suivi tes règles ? Tu crois vraiment qu’un voile ou une prière va guérir la planète ? Si Dieu voulait nous sauver, il l’aurait fait depuis longtemps. T’as déjà entendu parler des enfants battus à mort par des parents pieux ? La foi n’est qu’une excuse pour se voiler la face.

Karim bondit, son visage tordu de rage.

— Blasphème ! Tu crois que la science et la philosophie peuvent tout expliquer ? La foi est au-delà de la raison !

Samuel recula d’un pas, un sourire torve sur le visage.

— La foi est une excuse. Une béquille. Tu veux du vrai ? Regarde la France : une société qui glorifie le rationnel mais qui vit dans l’angoisse, qui cherche des dieux à détester. Le musulman, le juif, le catho… Trois caricatures coincées dans une boîte. Tu ne vois pas qu’on est la blague du siècle ?

Pierre sourit en regardant le plafond.

— Peut-être que le vrai test, c’est d’accepter qu’il n’y a rien…

Une tension muette les écrasa. Samuel regarda autour de lui, un sourire narquois aux lèvres.

— Ou peut-être qu’on est déjà morts. Le Talmud dit que ce monde est un couloir, l’autre est la vraie demeure. Peut-être qu’on est juste coincés entre les deux.

Karim se redressa, les mâchoires serrées.

— Parlons-en du Talmud. Votre peuple a erré pendant des siècles, martyrisé, persécuté, sans jamais se demander pourquoi Dieu détournait le regard. Vous le cherchez encore, ce foutu Messie ?

Samuel s’avança, son regard brûlant.

— Nous, au moins, on le cherche. Toi, tu crois qu’il a déjà parlé et qu’il a dicté chaque putain de détail, jusqu’à comment pisser droit. Tu veux qu’on parle de l’apostasie ? De l’enfer réservé aux apostats dans ton Livre ? Même la mort n’est pas assez pour eux, hein ?

Pierre s’interposa, la voix tremblante mais tranchante.

— L’enfer… parlons-en. La divine punition, la balance céleste. Vous y croyez vraiment ? Une torture infinie pour des fautes éphémères ? Un Dieu d’amour qui jubile en grillant nos âmes comme du porc interdit ?

Karim, furieux, plongea son regard sombre dans celui de Pierre.

— Tu te moques de ce que tu ne peux comprendre. Vous, les chrétiens, avez divisé Dieu en trois morceaux comme s’il était un gâteau d’anniversaire. Tu crois sérieusement qu’on peut morceler l’infini ?

Samuel leva une main moqueuse.

— Oh, et toi, tu crois quoi ? Qu’on doit se prosterner cinq fois par jour sous peine de finir rôtis vivants ? Que Dieu a besoin de flatteries comme un empereur romain dégénéré ?

Pierre, la respiration saccadée, murmura :

— Nous avons tous besoin d’un récit pour supporter l’inacceptable. Que ce soit la croix, le croissant ou l’étoile, c’est la même prière dans des langues différentes.

Karim, le visage durci par la tension, cracha :

— Alors si c’est la même chose, pourquoi vos guerres ? Pourquoi votre colonisation, vos inquisitions, vos croisades ? Si nous prions le même Dieu, pourquoi devons-nous toujours prouver que le nôtre est le vrai ?

Samuel, son rire amer résonnant contre les murs froids, s’adossa lentement.

— Parce qu’on a tous besoin d’un ennemi. Et ici, sans murs, sans monde extérieur, l’ennemi… c’est nous.

Dans l’étouffement de la pièce, l’incompréhension rongeait leurs pensées, mais la parole continuait de couler, dernier refuge contre l’absurde.

— Vous avez remarqué ? murmura Samuel, la tête appuyée contre le mur. On prie toujours pour ce qui finit par arriver. Si on guérit, c’est grâce à Dieu. Si on crève, c’est Sa volonté. Alors pourquoi prier ? Pourquoi mendier l’inévitable ?

Pierre, serrant sa croix comme un talisman, secoua la tête.

— La prière n’est pas une demande, c’est un abandon. Ce n’est pas pour changer l’avenir, c’est pour accepter le présent.

Karim esquissa un sourire amer.

— Alors quoi, Pierre ? La prière, c’est juste une illusion qu’on se raconte pour tenir debout ?

Samuel fronça légèrement un sourcil, un tressaillement des lèvres s’étirant sur son visage creusé.

— Peut-être qu’on s’accroche à des illusions. Le bien, le mal… juste une mise en scène pour pas devenir fous. Après tout, l’homme préfère un mensonge rassurant à une vérité insoutenable.

Karim soupira, fixant le sol.

— Mais tout est destruction. La mort nourrit la vie, le feu consume pour réchauffer, l’homme tue pour manger… Si Dieu est bon, pourquoi tant de mal pour que Sa création tienne debout ?

Pierre redressa la tête, son regard las se posant sur lui.

— Le mal n’est pas nécessaire… Il est toléré. La souffrance nous pousse à chercher Dieu.

Samuel ricana.

— Chercher Dieu en souffrant, c’est comme chercher de l’eau en se noyant. Si Dieu voulait nous tester, pourquoi rendre les règles si tordues ?

Un calme oppressant s’installa, puis Pierre murmura :

— On nous parle d’un paradis, d’un monde meilleur. Mais si tout est parfait ailleurs, pourquoi nous laisser ici ?

Karim répondit comme par automatisme :

— La vie est une épreuve. Dieu veut voir qui mérite Son paradis.

Samuel le fixa avant de secouer la tête.

— Ou alors… le paradis, c’est peut-être l’ultime ruse divine, un Tikkoun infini où l’âme, persuadée d’approcher la rédemption, ne fait que se heurter aux mêmes murs de son imperfection. Un Zohar sans fin, une spirale de sefirot où l’illusion de l’élévation masque en réalité la répétition inexorable de nos exils intérieurs.

Pierre ferma les yeux un instant, puis fixa les murs ternes.

— Et cette pièce ? Elle est peut-être… un purgatoire.

Karim releva la tête.

 — Un purgatoire ?

Pierre hocha la tête.

— Un lieu d’attente. De purification.

Samuel sourit, amer.

— Si c’est un purgatoire, où est le pardon ? Où est la grâce ?

Karim fronça les sourcils.

— Et si c’était l’épreuve ultime ? Dieu attend qu’on prouve notre foi.

Samuel se mit à rire.

— L’épreuve, c’est de pas se bouffer entre nous ?

Karim se redressa, le visage crispé.

— Dieu ne joue pas. S’Il nous a placés ici, c’est qu’Il veut quelque chose.

Samuel tapota un mur du bout des doigts.

— Ces murs ont un sens ?

Pierre soupira.

— Peut-être que c’est une parabole. Comme Noé dans l’arche.

Samuel grogna.

— Et toi, Karim, t’en penses quoi ?

Le musulman fixa les murs.

— Une chambre de l’âme. On est ici pour nous voir tels que nous sommes.

Le juif hocha lentement la tête.

— Alors qu’est-ce qu’on doit voir ?

Une absence oppressante s’installa. Le chrétien murmura :

— Peut-être qu’il n’y a rien à voir. Peut-être que Dieu attend… qu’on s’effondre.

Samuel glissa le long du mur.

— Le problème avec vos dieux… c’est qu’ils adorent les spectateurs silencieux.

Karim murmura :

— Et si Dieu… ne répondait jamais, parce qu’Il nous a déjà tout dit, et qu’on refuse de l’accepter ?

Samuel haussa les épaules, souriant amèrement.

— Ou alors… il n’a jamais rien dit du tout. On est juste là, coincés entre quatre murs, à chercher un sens qu’il n’y a jamais eu.

Pierre croisa les bras, les yeux vers le plafond.

— Alors pourquoi ces murs tiennent-ils bon, Samuel ?

Un mutisme glacial s’installa dans la pièce. Ils se dévisagèrent, essoufflés, brûlés par une colère trop ancienne pour appartenir à leurs simples corps fatigués. Les ombres s’allongeaient, et avec elles, la certitude que la nuit à venir serait plus longue encore.

Le temps, devenu un gouffre informe, pesait sur eux. Dix heures, peut-être plus, s’étaient écoulées depuis leur réveil dans cette boîte hermétique. La faim cognait doucement à la porte de leurs ventres, mais c’était la soif, acide et tenace, qui s’imposait en maître. Leurs lèvres craquelées murmuraient des prières instinctives, mécaniques, vestiges d’une foi trop usée pour combler ce vide-là.

Ils avaient débattu, s’étaient affrontés, leurs croyances écorchées contre les parois muettes de la pièce. Ils avaient disséqué la nature du mal, soupesé la justice divine, croisé l’épée des dogmes et des doutes, mais à mesure que les heures glissaient, leurs voix s’étaient essoufflées, leur verve s’était érodée. Et pourtant, au fond d’eux, un feu plus insidieux continuait de couver.

Pierre, replié contre un mur, la croix serrée dans une main tremblante, tentait de sonder l’obscurité. Ses pensées l’emmenaient aux martyrs, à la pénitence, aux longues nuits de veille des premiers chrétiens, mais une part de lui savait que cette endurance n’était pas une vertu mais un châtiment. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si cette pièce était un espace de purification, un reflet de son propre péché. Avait-il jamais cru avec sincérité ou seulement par habitude ? Ses doigts glissaient sur le bois poli, comme s’ils cherchaient à raviver une foi tiède.

Karim, le front plaqué contre le sol, répétait des sourates à mi-voix, ses lèvres desséchées effleurant chaque mot avec la précision d’un homme en quête d’un ordre caché. Il pensait à l’épreuve, à la patience, à la soumission. La pièce n’était-elle pas une métaphore de la dunya, ce monde éphémère où chaque épreuve est un pas vers l’au-delà ? Il ferma les yeux, essayant de se convaincre que son endurance serait récompensée, que sa foi serait reconnue. Mais malgré ses efforts, une fissure invisible s’installait en lui, fine, presque imperceptible, mais présente.

Samuel, quant à lui, fixait le plafond d’un regard vide, son esprit vagabondant d’une pensée à l’autre, sautant d’un argument talmudique à une analyse plus froide, presque clinique. Il se remémorait les enseignements du Talmud, les discussions infinies sur le libre arbitre, les décrets divins, et surtout le Tikkoun Olam — cette idée de réparation du monde qui prenait ici un goût de dérision amère. La souffrance, disait-on, purifie l’homme. Mais quelle purification pourrait naître d’un enfermement absurde ? Ses souvenirs de jeunesse, son père penché sur des pages jaunies du Zohar, lui revenaient par bribes. Et s’il s’agissait là d’un Sefirat HaOmer dévoyé, un compte des jours inversé, où l’homme ne s’élève pas mais s’effondre ?

L’espace, devenu presque organique dans son oppressante neutralité, amplifiait chaque geste, chaque soupir, chaque frisson d’angoisse réprimé. Les regards furtifs qu’ils échangeaient trahissaient une même question latente : jusqu’où tiendraient-ils ? Car au-delà des dogmes, des exégèses, et des justifications théologiques, une peur bien plus viscérale s’insinuait en eux – celle d’un corps en déclin, d’un esprit prisonnier de son propre carcan.

Ils parlèrent à demi-mots des choses triviales, tentant de retrouver un semblant de quotidien. Des repas qu’ils auraient voulu partager, des odeurs de maison qu’ils redoutaient d’oublier, des souvenirs d’enfance tissés de joies simples, sans murs ni dogmes. Mais derrière ces tentatives dérisoires de légèreté, l’angoisse ne cessait de rôder. Que se passerait-il si demain ressemblait à aujourd’hui ? Et après-demain ? Était-ce ainsi que le temps se dissoudrait, lentement, les réduisant à des bêtes se battant pour un instant d’eau, un souffle d’air ?

Samuel observa Karim, le vit se redresser, le dos droit malgré l’épuisement. Il enviait sa certitude, cette cuirasse invisible qui le maintenait debout alors que lui-même s’enlisait dans ses doutes. Pierre, lui, oscillait, une âme prise dans un balancier entre ferveur et abandon. Ils formaient un triangle fragile, un équilibre instable où chaque certitude risquait de se briser sous le poids du prochain silence.

Et ce silence, plus pesant encore que leurs débats enflammés, devint leur seule échappatoire, le seul moyen de repousser la certitude grandissante qu’ils étaient peut-être déjà morts depuis longtemps.

Les ombres s’allongeaient, et avec elles, la certitude que la nuit à venir serait plus longue encore.

Jour 2 : Jugement et contradictions

Dans les ténèbres poisseuses de leur sommeil fiévreux, leurs âmes dérivaient dans un même rêve, un rêve tissé de contradictions, d’interrogations qui s’entrechoquaient comme des échos grinçants.

Pierre marchait d’un pas hésitant dans une cathédrale sans fin, où chaque pilier était sculpté de visages hurlants, tendant leurs mains décharnées vers lui. Il saignait, et ce sang, au lieu de s’écouler, s’imprégnait dans la pierre froide, nourrissant les sculptures avides. Devant lui, un homme vêtu d’une robe d’évêque, le visage baigné d’une douceur troublante, lui souriait avec une compassion empoisonnée. « La souffrance te rapproche de Dieu, Pierre. Ne ressens-tu pas Sa présence dans tes plaies ? » Plus il avançait, plus les murmures derrière lui devenaient assourdissants, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus distinguer prière et supplication, foi et flagellation. Qui donc servait-il vraiment ? L’amour divin ou le besoin insatiable des autres ? Et si le Diable n’était qu’un miroir déformé de la sainteté ?

Le murmure du prêtre se transforma en une brise brûlante, et soudain, Pierre devint Karim, traînant le poids d’un Livre immense attaché à son dos. Il gravissait une montagne sans sommet, chaque pas l’enfonçant davantage dans la poussière du chemin. Tout autour de lui, des voix s’élevaient, psalmodiant des versets, exigeant soumission et justice. Au sommet, un homme masqué l’attendait, un sabre scintillant à la main. « La soumission est parfaite, n’est-ce pas ? » murmura-t-il. Karim acquiesça, les lèvres sèches, mais la voix ne s’arrêta pas. « Alors pourquoi tant de violence ? » Le vent siffla, charria les échos des guerres, des lapidations, des peines sans retour. La foi devait-elle être une lutte constante, ou pouvait-elle être un refuge ? Était-il soumis à Dieu… ou prisonnier des hommes ? La montagne s’effondra sous ses pieds, le précipitant dans un abîme où les voix se transformèrent en rires glacés.

Karim ouvrit les yeux, mais il n’était plus lui-même. C’était Samuel, errant dans un labyrinthe de miroirs sans fin, où chaque reflet lui offrait un visage différent : un rabbin austère, un commerçant rusé, un père anxieux. « Qui suis-je ? » demandait-il aux reflets silencieux. « Tu es l’élu. », « Tu es l’exilé. », « Tu n’es personne. » À chaque pas, les miroirs se fendaient, projetant des éclats de vérité qui s’enfonçaient dans sa chair. Derrière lui, une silhouette floue le fixait. Était-ce Moïse ? Était-ce lui-même ? « Et si tu n’étais rien de tout cela ? » chuchota la voix, et soudain, l’idée que tout n’était qu’une construction, une superposition de lois et de traditions creuses, lui parut insoutenable. S’il n’était pas l’élu, alors qu’était-il ?

Le labyrinthe, la montagne, la cathédrale… tout s’effondra en un même instant, les projetant dans la stupeur d’un réveil brutal. Ils ouvrirent les yeux, haletants, le regard perdu dans le vide de cette pièce sans fenêtre. L’absence de bruit pesait sur eux, chargée de questions qu’ils n’osaient plus poser. Était-ce Dieu qui leur parlait à travers ces songes torturés, ou n’était-ce que le reflet de leurs propres peurs, les échos d’une foi vacillante, d’une culpabilité qu’ils n’avaient jamais su affronter ?

Et si la plus grande damnation était de ne jamais savoir qui, du Ciel ou d’eux-mêmes, dictait réellement les règles de leur prison ?

La faim, la fatigue et la peur avaient érodé les dernières traces de politesse. Karim serrait son ventre creusé par le manque, les os douloureusement saillants sous sa peau. Pierre sentit ses jambes trembler, et Samuel, lui, comptait chaque respiration, persuadé que chacune pourrait être la dernière. L’esprit voulait prier, le corps voulait survivre. Les langues étaient devenues des lames, les regards des poings prêts à frapper. L’air était chargé de sueur et de soupçons.

Samuel, allongé contre le mur, un sourire sardonique aux lèvres, brisa le silence.

— Vous croyez vraiment que Dieu est amour ? Franchement… Le monde est une putain de blague. L’avortement, par exemple. Un amas de cellules qu’on sacralise, pendant qu’on envoie des enfants grandir dans des mondes pourris sans se poser de questions. Faut pas tuer un embryon, mais balancer des gamins dans des guerres saintes, ça, c’est béni. Fascinant. Et les Amérindiens ? Ils ont découvert le christianisme au XVe siècle et il paraît qu’ils étaient déjà en enfer avant. Super logique.

Pierre, la croix tremblante entre ses doigts, leva un regard inquiet.

— La foi… c’est un mystère. On croit la posséder, mais c’est elle qui nous possède, nous guide et parfois nous égare.

Samuel ricana.

— Un mystère pratique, surtout. On vous demande de croire sans poser de questions, comme si c’était une putain de vertu. Regardez l’Église. Interdiction du mariage, du plaisir… Le célibat des prêtres, c’est pas spirituel, c’est du management. Plus de sexe, plus d’héritiers, tout reste dans le coffre du Vatican.

Karim secoua la tête, son front luisant de sueur.

— L’Islam est clair. Dieu nous guide, nos épreuves ont un sens.

Samuel éclata de rire, sec et amer.

— Un sens ? T’es en France, Karim. Tu bois pas, tu manges pas de porc, tu pries cinq fois par jour, et pourtant t’es là, à baver sur la cousine de ton pote. C’est ça, le sens ? Des règles que personne ne suit vraiment, sauf quand ça les arrange ?

Karim bondit sur lui, les poings serrés. Pierre s’interposa, haletant.

— Arrêtez ! C’est ce qu’Il veut ! Nous voir nous déchirer !

Samuel, écarlate, recula, son regard brûlant de cynisme.

— Dieu ne veut rien du tout. On est là parce qu’on est coupables. Coupables d’exister. Coupables de croire. Coupables de douter. Coupables même de penser qu’on pourrait y échapper.

Karim planta ses yeux noirs dans ceux de Samuel, une rage sourde dans la voix.

— L’homme doit se soumettre.

Samuel siffla entre ses dents :

— Se soumettre à quoi, exactement ? Quel dieu parmi les galaxies ? À l’ouroboros ? Le serpent qui se mord la queue, la répétition infinie de nos erreurs, génération après génération ? C’est ça ton Islam ? Un cycle sans fin, où le péché et le châtiment dansent main dans la main ? Et toi, Pierre, t’en penses quoi ? L’œuf cosmique, le Grand Œuvre… Vous y croyez, vous ? Que tout est dans un équilibre parfait ? Et si cet équilibre, c’était juste une belle excuse pour rester docile ?

Le chrétien secoua la tête, le regard fuyant.

— Le Grand Œuvre… c’est la purification de l’âme. On doit expier, Samuel.

Le juif se redressa, un éclat sauvage dans les yeux.

— Expiation ? Et si on était déjà purifiés, hein ? Et si on était déjà morts, Pierre ? Pourquoi le suicide serait-il un péché si la vie elle-même est une foutue prison ? Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi on interdit de fuir ? Parce que Dieu est un geôlier, pas un père.

Un silence glacial tomba sur la pièce. Pierre chuchota, la voix brisée :

— Si c’était vrai… on n’aurait plus qu’à attendre le jugement.

Le musulman rit jaune.

— Le jugement ? Il est déjà là. Chaque seconde, chaque souffle, chaque battement de cœur est une condamnation. On est jugés par nos familles, nos dieux, nos sociétés. En Islam, en judaïsme, en christianisme, c’est la même chose. T’es toujours coupable de quelque chose. T’es né ? Coupable. T’es pauvre ? Coupable. T’es riche ? Encore plus coupable. Dieu est un procès éternel.

Samuel hocha la tête, contemplatif.

— La vraie question, c’est : coupables de quoi ? De respirer ? De vouloir comprendre ?

Il désigna les murs de la pièce.

— On est comme l’œuf cosmique. Parfaits, enfermés dans une coquille qui finira par éclater. Et ce jour-là, on découvrira quoi ? Un autre œuf, un autre piège.

Karim, les poings crispés, se tourna vers Pierre.

— Et si on essayait de prier ensemble, peut-être que…

Samuel explosa de rire, son visage tordu par l’épuisement.

— Vous voulez prier pour quoi, hein ? Une sortie ? Une rédemption ? Ce qui nous attend, c’est un mur. Et derrière ce mur, un autre. Toujours plus de culpabilité, toujours plus d’illusions. Dieu, le diable, tout ça… c’est juste une putain de boucle.

Un silence s’étira, plus dense que les murs de leur prison absurde. Il pesait sur eux comme une chape de plomb, oppressant, implacable. La lumière blafarde du plafond semblait se moquer de leur quête insensée.

Karim, le dos plaqué contre la paroi froide, fixa un point invisible, les lèvres sèches mais l’ego toujours brûlant.

— Le Prophète a reçu des visions. Un homme simple, un berger illettré, et pourtant, il a bouleversé le monde. Expliquez-moi ça.

Samuel laissa échapper un ricanement amer, croisant les bras sur sa poitrine comme un avocat prêt à détruire son témoin.

— Et si je te disais qu’il n’était qu’un illusionniste avant l’heure ? Un manipulateur instinctif. T’as déjà entendu parler des techniques de lecture froide, Karim ? Les médiums modernes, les soi-disant gourous du développement personnel, ils t’analysent en une seconde et te livrent des « révélations » sur mesure. Tu crois qu’il faut un miracle pour comprendre la misère d’un peuple ? Non. Il suffit de savoir regarder.

Pierre, adossé à l’autre mur, laissa échapper un soupir las.

— Les voyants, les gourous d’aujourd’hui… Ils ne prédisent rien. Ils suggèrent, ils guident tes propres doutes et les font danser sous tes yeux. « Je vois une douleur dans ton passé, une figure masculine, un père, peut-être ? » Et hop, tu remplis les blancs. Ils ne savent rien. Ils exploitent le vide.

Karim secoua la tête, exaspéré.

— Vous comparez l’incomparable. La révélation divine est absolue, elle transcende la ruse humaine.

Pierre sourit tristement, le regard sombre.

— Absolue ? Comme les politiques d’aujourd’hui ? Ils promettent l’égalité et l’inclusion, tout en jouant les diviseurs en chef. Un coup, ils te flattent, l’instant d’après, ils te surveillent. Cela ne te rappelle rien, Karim ? Ta foi est une mécanique bien huilée. Regarde ce qu’on vit. Surveillance de masse, micro-ciblage, IA qui prédit tes moindres désirs. Les prophètes faisaient la même chose. Ils scrutaient les âmes, guettaient la moindre faiblesse et la retournaient contre nous.

Samuel s’avança, un éclat de malice malsaine dans les yeux.

— Tu veux un exemple moderne ? Les influenceurs. Ces types qui te vendent des conneries en te disant qu’ils ressentent ta « douleur intérieure ». Évidemment qu’on souffre tous, Karim. Regarde-toi, t’es là à prier dans une boîte sans porte, tu veux pas qu’on te dise ce que tu veux entendre ?

Karim serra les dents, son regard s’enflamma.

— Vous parlez d’arnaqueurs, de politiciens corrompus, d’influenceurs en quête de fric… Vous mélangez tout. Dieu ne manipule pas. Il guide, Il teste, Il purifie.

Samuel explosa de rire.

— Guide ? Ah ouais ? Comme un rat de laboratoire qu’on balance dans un labyrinthe avec une récompense au bout ? Putain, Karim, ouvre les yeux ! Depuis qu’on est ici, qu’est-ce qu’on fait ? On espère, on prie, on cherche un sens. Et tu ne crois pas que c’est la pire des tortures ? Tu veux que je te dise la vérité ? Si Dieu existe, c’est un sadique, un pervers cosmique qui jouit de nous voir ramper.

Karim détourna le regard, la mâchoire serrée sous la tension.

— Vous ne comprenez rien. Vous êtes aveuglés par votre cynisme.

Pierre hocha la tête, son ton se fit plus tranchant, presque doux, comme une lame qui s’enfonce lentement.

— Tu sais pourquoi on ne comprendra jamais, Karim ? Parce que la vérité, si elle existe, est un monstre qu’aucun de nous ne veut vraiment voir.

Le silence retomba, plus oppressant que jamais. Les murs semblaient se refermer sur eux, et au fond, chacun le savait : il n’y avait pas de sortie. Seulement l’attente.

Un vide oppressant s’abattit sur eux, brisant leur fragile équilibre. Karim, assis en tailleur, les yeux cernés d’épuisement mais brûlant d’une ferveur amère, fixa Samuel.

— Vous, les Juifs… toujours à vous poser en victimes, mais c’est vous qui avez trahi Dieu les premiers. Il vous a offert une terre, des lois, un prophète, et qu’avez-vous fait ? Un veau d’or. Vous avez marchandé votre foi comme un bout de viande au marché.

Pierre, renchérit, l’air grave :

— Et même aujourd’hui… Vous vous dites « le peuple élu », mais quel genre d’élu enferme sa propre foi derrière des murs de lamentations ? Vous avez transformé la parole divine en un code bancaire, Samuel. La foi s’achète chez vous, elle se monnaie en kashrout et en terres disputées.

Samuel leva un sourcil, son regard dur.

— Et vous alors, hein ? L’Église catholique, ce sanctuaire de la miséricorde et de l’amour… qui a béni des rois en massacrant des peuples, qui a construit des cathédrales sur les ossements des hérétiques. Vous prêchez l’amour et le pardon, mais votre enfer est toujours prêt à engloutir ceux qui ne rentrent pas dans vos dogmes.

Pierre se crispa, mais Karim souriait déjà, venimeux :

— Vous avez survécu à tout, Samuel, mais à quel prix ? Vous avez appris à vous plier, à jouer toutes les cartes. À force de survie, vous êtes devenus des maîtres de l’ambiguïté. Votre Torah change au gré des siècles, elle s’adapte… Pas comme l’Islam. Nous avons une vérité unique, divine, inaltérable.

Samuel ricana, acerbe :

— « Inaltérable », vraiment ? Et c’est pour ça qu’il y a mille interprétations du Coran, des fatwas qui se contredisent, des savants qui ne s’accordent même pas sur le sens de certains versets ? Vous avez figé votre foi dans le désert du VIIe siècle et vous croyez que c’est ça, la vérité ? Le monde change, Karim. Vous, vous restez coincés dans l’attente d’un paradis où on vous promet des vierges comme une foutue récompense de supermarché.

Karim bondit, les yeux fous.

— Tu ne comprends rien ! L’Islam est un chemin, pas un marché de négociations comme votre Talmud !

Samuel se leva lentement, un sourire en coin.

— Et vous, Pierre, l’Église n’a-t-elle pas passé des siècles à marchander le salut ? Des indulgences contre de l’or, des guerres saintes pour remplir ses coffres ? Votre Christ a chassé les marchands du Temple, et vos papes les ont installés en maîtres.

Pierre se leva à son tour, la voix tremblante de colère contenue :

— Vous parlez d’indulgences ? Et la vôtre, où est-elle ? Vous avez crucifié votre Messie avant même qu’il ait pu s’adresser à vous. Vous l’attendiez, vous l’avez rejeté, et maintenant vous êtes là, à nous donner des leçons.

Samuel serra les poings, son ton se fit coupant :

— Vous êtes tous pareils. Vous cherchez Dieu dans les murs de pierre, dans les mots gravés sur des parchemins, dans des temples froids et vides. Moi, je cherche dans l’ombre, dans le doute, dans la douleur. Et tu veux savoir ce que je trouve, Karim ? Ce que je trouve, Pierre ? Rien.

Un silence pesant s’abattit, coupé seulement par la respiration haletante de Karim, par le regard fuyant de Pierre.

— Parce que Dieu est un putain de fantôme, et nous sommes ses cobayes.

Leurs voix s’enroulaient et se heurtaient comme des vagues contre une digue fissurée. L’épuisement s’accrochait à leurs traits, mais la parole était devenue leur dernier refuge, un venin lent qu’ils distillaient goutte à goutte.

Karim, le dos au mur, les yeux fiévreux, reprit, la voix plus rauque :

— L’Islam est la dernière révélation. La parole la plus pure, la plus parfaite. Vous autres avez déformé le message, l’avez tordu pour l’adapter à vos vices. Nous, nous suivons la voie droite.

Samuel haussa un sourcil, un rictus tordu au coin des lèvres.

— Droite ? Tu veux dire rigide, inflexible, incapable de respirer sans exploser en mille morceaux. C’est ça, la vérité ? Des femmes voilées jusqu’à l’étouffement, des gamins qu’on lapide parce qu’ils aiment différemment ? Vous avez pris la parole de Dieu et vous l’avez transformée en une putain de prison mentale.

Pierre hocha la tête, profitant de l’élan.

— L’amour, Karim. C’est l’essence même de la foi. Dieu est amour, c’est ce que nous enseignons depuis toujours.

Samuel éclata d’un rire sec.

— L’amour ? Vous avez construit votre Église sur des bûchers et des chambres de torture. L’Inquisition, les croisades, la chasse aux sorcières… Quel amour ! On se demande si vos prêtres ont gardé ce mot en tête quand ils abusaient des gamins derrière les autels.

Pierre blêmit, mais Karim intervint, acerbe :

— Et toi, Samuel, ton peuple, vous êtes passés maîtres dans l’art du pardon, hein ? Vos rabbins interprètent la Torah comme des avocats véreux, triturant chaque verset pour qu’il épouse les caprices du siècle.

Samuel, haussant un sourcil, un sourire en coin :
— On adapte, Karim. C’est ce qui différencie la sagesse du dogme.

Pierre, intervenant sèchement :
— La sagesse ? Vous avez volé la notion de l’âme aux Chaldéens puis aux Grecs. Vous avez surtout fait de la Loi un labyrinthe où seuls les plus malins s’en sortent. La foi est censée être un chemin, pas une entourloupe légale.

Karim, continuant, piqué par l’interruption :
— Vous avez fait de la foi un exercice de contorsionniste, où tout est question de nuance, de débat sans fin, comme si Dieu lui-même hésitait.

Samuel, narquois :
— Hésiter, c’est douter, Karim. Et douter, c’est avancer. Contrairement à vous, on ne confond pas discipline et rigidité aveugle.

Pierre, cinglant :
— Avancer ou fuir, Samuel ? Parce qu’à force de vouloir interpréter, vous finissez par tout diluer.

Karim, appuyant, venimeux :
— Vous avez transformé la Loi en une mosaïque de subtilités, une jungle d’exceptions, et pendant ce temps, les vrais croyants se noient dans un océan de clauses et de compromis. Où est la droiture dans tout ça, Samuel ?

Samuel, sarcastique :
— Droiture ? De la part d’un homme qui croit qu’une ligne droite mène au paradis ? Mon peuple a appris que la vie est faite de courbes et de détours. Vous, vous suivez aveuglément.

Pierre, grinçant :
— Et vous, vous tournez en rond dans vos contradictions.

Karim, enchaînant sans faiblir :
— Parlons de votre influence… Dans les médias, dans les studios d’Hollywood. Vendant des récits savamment calibrés pour façonner les esprits, imposer vos valeurs sous couvert de divertissement.

Samuel, riant froidement :
— Ah, la rengaine classique. Les Juifs et Hollywood. Et qui vous empêche de raconter vos propres histoires, Karim ?

Pierre, mordant :
— Oh, mais ils le font, Samuel. Le problème, c’est que vos récits absorbent tout l’espace, comme si la souffrance était un monopole breveté.

Karim, jubilant :
— Exactement. Chaque film, chaque émission, chaque chronique suinte de vos récits d’oppression recyclés, de vos leçons de morale taillées sur mesure.

Samuel, croisant les bras :
— On ne recycle pas, Karim, on se souvient. C’est la mémoire qui nous définit. Pas les illusions de grandeur.

Pierre, moqueur :
— Non, c’est la victimisation qui vous définit, Samuel. La mémoire est une chose, mais vous, vous en avez fait un fonds de commerce.

Karim, impitoyable :
— Hollywood a fait croire au monde que tout ça est légitime, qu’il est normal que vous ayez le monopole de la souffrance. Mais quand un gosse crève de faim en Afrique, qui en parle ?

Samuel, tranchant :
— Toi, Karim ? Quand est-ce que ton monde musulman s’est préoccupé de l’Afrique, hein ? En dehors des conquêtes et des marchés d’esclaves, bien sûr.

Pierre, appuyant :
— Des enfants meurent partout, Karim. Mais il faut avoir une voix pour être entendu.

Karim, enchaînant, ignorant la pique :
— Et l’esclavage, Samuel ? Parlons-en. Vos ancêtres ont connu la servitude sous Pharaon, n’est-ce pas ? Vous la brandissez à la moindre occasion.

Samuel, claquant la langue :
— On la brandit parce qu’elle est vraie. Vos ancêtres étaient occupés à adorer des pierres pendant qu’on écrivait déjà l’histoire de la souffrance humaine.

Pierre, sarcastique :
— Ah oui, l’histoire de la souffrance… Ça vous arrange quand c’est vous les victimes. Mais quand c’est votre roi Salomon qui possédait des esclaves, là, silence radio.

Karim, ironique :
— Exactement. Des terres conquises, des peuples soumis sous son règne, des vies brisées au nom de la ‘terre promise’.

Samuel, souriant froidement :
— Nos promesses sont anciennes, Karim. Pas comme les vôtres qui changent selon les saisons politiques.

Karim, s’enflammant :
— Vous êtes revenus sur une terre qui n’était plus la vôtre depuis des siècles, vous l’avez reprise morceau par morceau, pierre après pierre…

Pierre, cinglant :
— En expulsant, en détruisant, en construisant sur les ruines des autres.

Samuel, piquant :
— Oh, et les califes musulmans n’ont pas fait pareil, Pierre ? Vous avez la mémoire sélective, quand ça vous arrange.

Karim, pointant un doigt accusateur :
— La Palestine, Samuel. Vous vous réclamez d’une promesse vieille de plusieurs millénaires, comme si le monde était resté figé en votre faveur.

Samuel, acerbe :
— Parce que votre Coran n’est pas figé, peut-être ? Vos versets n’ont pas bougé d’un iota, Karim, et vous osez me parler d’évolution ?

Pierre, frappant dans ses mains :
— Assez ! Vous êtes tous figés. Samuel, tu as raison, Karim ne bouge pas, mais toi, tu reviens toujours au même point : le droit ancestral, l’élection divine.

Karim, ne lâchant rien :
— Vous êtes rentrés, armés de textes antiques et d’alliances modernes, et vous avez tout pris, tout rasé.

Samuel, grinçant :
— C’est ce qu’on appelle survivre, Karim. Toi, tu pries pour le paradis, nous, on le bâtit.

Pierre, cynique :
— Un paradis sous surveillance. Vous avez transformé cette terre en laboratoire sécuritaire, en bastion de la peur.

Samuel, froid :
— On ne construit pas un avenir sans sécurité. Demande aux tiens, Pierre.

Karim, mordant, un sourire en coin :
— Alors, tu me dis où est la droiture, toi, après ça ?

Samuel, murmurant, ses yeux brillants d’une lueur froide :
— Dans le fait d’être encore là. Toujours.

Samuel plissa les yeux, un brin de venin dans la voix.
— Vous voulez parler de droiture ? Vous osez me parler d’hypocrisie et de manipulation, mais qui a codifié l’esclavage comme une vertu divine si ce n’est vous, Karim, Pierre ?

Karim, haussant un sourcil, l’air cinglant :
— Et toi, Samuel, qui l’a codifié en business rentable, bien propre, bien discret ?

Samuel, poursuivant, le menton relevé, un éclat cynique dans les yeux :
— L’Islam, cette religion prétendument parfaite, n’a-t-elle pas prospéré sur le dos des esclaves ? Vous aimez parler de justice, de charité…

Pierre, laconique :
— Oh mais tu sais, entre l’exploitation légalisée et la bénédiction divine, il n’y a qu’un pas.

Karim, froid :
— Et la colonisation moderne, tu veux qu’on en parle, Samuel ?

Samuel, implacable :
— Aujourd’hui encore, certains continuent, Karim. Des travailleurs migrants traités comme du bétail…

Karim, ironique :
— Parce que vos multinationales font dans la charité, peut-être ? L’état d’Israël ?

Pierre, soupirant :
— Au final, personne ne rachète ses fautes, on les exporte, c’est ça ?

Samuel, balayant d’un geste :
— Chez nous, en France, parlons-en. Vous réclamez justice, égalité, respect, mais qui fait trembler les rues la nuit ?

Karim, ricanant :
— Les mêmes qui entretiennent les ghettos, Samuel. Qui les dessine, qui les finance ?

Pierre, mordant :
— Vous parlez d’intégration, mais qui impose les barrières invisibles ?

Samuel, tranchant :
— Tu veux parler de foi, de morale, Karim ? La vraie foi, c’est celle qui se construit dans la sueur, pas dans la plainte.

Karim, moqueur :
— Facile à dire quand on est assis sur des siècles de privilèges discrets.

Pierre, pince-sans-rire :
— La foi… ou l’art subtil de gérer les échéances divines.

Samuel, se tournant vers Pierre, sa voix se durcissant :
— Et toi, mon cher catholique, parle-moi de vos indulgences achetées à prix d’or… Des guerres bénies au nom d’un Christ dont vous ne suivez que les morceaux confortables. Votre Église a béni les galères remplies d’esclaves africains, envoyé des missionnaires qui prêchaient l’amour du Christ d’une main, et signaient des contrats d’exploitation de l’autre. Les plantations du Nouveau Monde, c’était pas juste du coton et du sucre, c’était des chaînes, des coups de fouet, et vos prêtres, eux, bénissaient ces putains de bateaux. Et aujourd’hui encore, en Afrique, vous prêchez la charité tout en pactisant avec les puissants, fermant les yeux sur les pillages, soutenant des régimes corrompus tant qu’ils élèvent vos croix sur leurs places. Vous promettez la grâce éternelle à des peuples qui crèvent sous le poids de la misère terrestre, tout en engraissant vos évêques dans des palais climatisés. Et après tout ça, vous osez me regarder et me parler d’hypocrisie ?

Pierre, levant les mains :
— On vendait le paradis, vous vendez le destin. Chacun son marché. Et nous, au moins, nous avons cessé de brûler ceux qui doutaient. Vous, vous vous cachez derrière vos critiques, mais que proposez-vous à ces peuples que nous aurions soi-disant trahis ? Rien, sinon un cynisme stérile. L’Église, imparfaite et lourde de ses fautes, est encore là où personne d’autre ne va. Vous parlez de palais climatisés, mais qui tient les dispensaires dans les coins les plus oubliés du monde ? Qui soigne, qui éduque, qui tend la main ? Nous pactisons, oui, mais vous, vous détournez les yeux.

Karim, grinçant :
— Et au final, qui paie toujours l’addition ?

Samuel, s’approchant, les yeux brûlants de mépris :
— Vous critiquez mes textes, mes lois, mon peuple, mais au moins, nous avons survécu sans nous renier…

Pierre, cinglant :
— Survécu, certes. Mais toujours en réécrivant les règles, non ?

Karim, sec :
— Et en jouant les équilibristes sur chaque empire.

Samuel, s’avançant, les yeux flamboyants d’une fierté contenue :
— Vous vous moquez de nos lois, mais elles ont forgé la modernité… La Torah, c’est l’éthique de la justice avant l’heure, c’est le principe du Shabbat, l’idée révolutionnaire qu’un esclave, un paysan, un roi doivent tous s’arrêter pour se rappeler qu’ils ne sont pas des dieux. C’est la charité organisée avant même que l’Europe chrétienne ne découvre la miséricorde, c’est le respect des contrats et des dettes, ce qui a fait de nous des banquiers quand vos Églises condamnaient l’usure tout en nous y condamnant.

Pierre, sarcastique :
— La modernité, ou l’art de l’interprétation infinie ?

Karim, moqueur :
— Tant de lois et si peu de paix, c’est fascinant.

Samuel, balayant la pièce du regard, ses paroles résonnant comme des coups de marteau :
— Qui a formé les premiers penseurs modernes ? Freud, Einstein, Spinoza, Marx. Des Juifs. Nos scribes ont inventé l’idée de l’histoire linéaire, du progrès, du temps qui avance et ne revient pas. Qui a donné au monde Hollywood, ce foutu rêve universel ? Qui a façonné la finance moderne, la presse, la psychanalyse, la science théorique ? Vous voyez des complots partout, mais ce ne sont que les fruits d’un peuple qui n’a eu d’autre choix que d’exister dans les marges, d’apprendre les lois de vos royaumes, de comprendre vos structures mieux que vous-mêmes.

Pierre, haussant les épaules :
— Et Judas, Samuel, vous l’oubliez ?

Karim, mordant :
— Freud et Marx… Deux experts pour une humanité sous Prozac.

Samuel, s’approchant de Karim, son regard ancré dans une détermination implacable :
— Et vous, vous nous regardez comme si nous étions des étrangers dans chaque nation…

Karim, coupant :
— Pas étrangers, Samuel. Juste… insaisissables.

Pierre, glacial :
— Toujours là, jamais vraiment dedans.

Samuel, se tournant vers Pierre, un sourire amer :
— Et toi, Pierre. La chrétienté repose sur une idée juive, tu comprends ça ?

Pierre, sarcastique :
— Oh, je comprends, Samuel. On a juste rajouté un peu d’amour en chemin.

Karim, moqueur :
— Et quelques bûchers, pour le folklore.

Samuel, croisant les bras, son ton s’adoucissant un instant :
— Nous ne prétendons pas être parfaits. Mais nous avons survécu à chaque chute d’empire…

Pierre, aigre-doux :
— Survivre, c’est bien. Construire, c’est mieux.

Karim, cynique :
— Et partager, c’est optionnel, j’imagine ?

Samuel, fixant les deux hommes avec intensité :
— Quid de l’innovation contemporaine ? Vous, vous avez régné. Nous, nous avons perduré.

Pierre, avec un sourire en coin :
— Et toujours dans l’ombre des autres, non ?

Karim, acide :
— On n’est pas tous faits pour la clandestinité, Samuel.

Le juif marqua une pause, laissant le poids de ses mots s’installer avant d’enfoncer le clou.

— Et finalement, on revient toujours à la même question. Pourquoi les prophètes sont-ils tous des hommes ? Vous trouvez pas ça suspect ? Toujours des figures masculines, des patriarches, des guerriers, des barbes pleines de poussière et des sandales usées. Jamais une femme. Jamais une voix douce et forte à la fois. Non, juste des hommes, des lois faites par eux, pour eux. Ces textes puent la sueur masculine, le patriarcat déguisé en commandement divin. Nos dieux sont des tyrans et nous, leurs parfaits petits soldats.

Le chrétien s’avança, les mains tremblantes.

— Parce que l’homme est le gardien du foyer, celui qui guide.

Samuel siffla entre ses dents.

— Guide ? C’est pratique ça. L’homme guide, la femme obéit. Mais dites-moi, Pierre, Karim, vos mères n’ont-elles pas porté la foi plus que vos pères ? C’est elles qui vous ont appris à prier, non ? Et pourtant, elles n’ont pas droit à la parole dans vos lieux sacrés. Elles n’ont pas droit au sacré, tout court.

Le musulman esquissa un sourire chargé de certitudes.

— Tu vois du silence là où il y a une force invisible, Samuel. Nos mères n’ont jamais eu besoin de prêcher pour porter la foi. Elles l’incarnent, dans chaque geste, chaque murmure à l’aube. Elles n’exigent pas le sacré, elles le vivent, discrètes mais essentielles.

Il croisa les bras, son regard ancré dans une sérénité profonde.

— L’Islam ne les relègue pas, il les préserve. L’homme protège, la femme élève. Elle est le cœur du foyer, la gardienne de l’équilibre. Le Prophète a dit que le paradis est sous leurs pieds, pas sous ceux des savants ni des rois. Ce n’est pas une absence, Samuel. C’est une présence qui ne se clame pas, mais qui façonne tout.

Pierre redressa les épaules, le regard illuminé d’une ferveur qu’aucune critique ne semblait pouvoir entamer. Sa voix était calme, mais chaque mot pesait d’un poids millénaire.

— Vous parlez de nos péchés comme si l’histoire entière n’en était pas couverte. Oui, il y a eu des erreurs, des excès, des abus. Mais la chrétienté, Samuel, Karim… la chrétienté est la seule à avoir pris sur elle la tâche de réparer ses fautes. L’Église ne se cache pas derrière des versets gravés dans la pierre, elle évolue, elle se remet en question, elle confesse et se réinvente. Qui d’autre peut en dire autant ?

Samuel esquissa un sourire.
— Vous confondez réinvention et opportunisme, Pierre. L’Église change quand elle est acculée, pas par vertu.

Karim, l’air faussement pensif.
— Et les excuses publiques suffisent-elles à effacer les croisades, les abus ? Se repentir après coup, c’est facile.

Pierre s’avança d’un pas, ignorant leurs interruptions.
— Vous parlez de l’esclavage ? Oui, nous l’avons pratiqué, comme toutes les civilisations avant nous. Mais qui a porté le fardeau du repentir ? Qui l’a aboli au nom du Christ, en brandissant l’idée radicale que chaque homme, esclave ou roi, est l’image de Dieu ? C’est nous. C’est la chrétienté qui a insufflé l’idée que la dignité humaine était inviolable, que tout homme a droit au salut et à la miséricorde.

Karim, piquant :
— Étrange, quand même, qu’il ait fallu attendre des siècles pour que cette « dignité » soit reconnue à tous.

Pierre se tourna vers Karim, l’air défiant.
— Vous aimez parler de lois divines immuables. Mais la chrétienté, elle, a enseigné autre chose : la miséricorde. Quand l’Islam punit, nous pardonnons. Quand le judaïsme règle au millimètre chaque aspect de la vie, nous, nous ouvrons la porte aux pécheurs, aux miséreux, aux prostituées, aux bandits. La civilisation occidentale, celle qui a ouvert des écoles, des hôpitaux, qui a aboli la peine de mort dans de nombreux pays, qui a écrit la Déclaration des Droits de l’Homme, c’est une civilisation chrétienne. Pas parfaite, non, mais fondée sur le pardon et l’amour du prochain.

Samuel, un rictus aux lèvres.
— L’amour du prochain… tant qu’il se convertit. Sinon, c’est la guerre sainte déguisée en mission civilisatrice, n’est-ce pas ?

Karim, narquois.
— Et cette abolition de la peine de mort, c’est nouveau. Vous ne prêchiez pas la clémence quand les bûchers tournaient à plein régime.

Pierre haussa légèrement la voix, galvanisé par sa propre foi.
— Vous pouvez bien vous moquer de l’Église et de ses travers, mais quelle autre institution a survécu à deux mille ans d’histoire, de révolutions, de guerres, et est encore là pour tendre la main à ceux qui cherchent un sens ? Nos cathédrales ont abrité les âmes perdues bien avant que vos mosquées et vos synagogues ne s’inquiètent de savoir qui avait le droit d’entrer.

Samuel, sarcastique.
— Tant qu’ils savaient où était leur place, bien sûr.

Karim, ricanant.
— Et elles ont aussi abrité quelques inquisiteurs et tortionnaires… main tendue, mais avec des fers.

Pierre pointa Samuel du doigt.
— Votre peuple a survécu, certes. Mais à quel prix ? À se recroqueviller, à se cacher dans les marges, à négocier sa place dans un monde qu’il refuse d’habiter pleinement. Nous, nous avons pris ce monde et nous l’avons façonné. Nous avons construit des empires, des civilisations, nous avons converti des rois et des nations entières. Nos missionnaires sont allés jusqu’aux confins du monde, portant la croix là où personne n’avait encore entendu parler du salut.

Samuel, amer.
— Façonné ou pillé ? Vous appelez ça une mission, nous, nous appelons ça une conquête bien emballée.

Karim, froid.
— Et ces nations entières, elles ont eu le choix, Pierre ? Ou c’était la croix ou l’épée ?

Pierre jeta un regard à Karim.
— Et toi, l’Islam prétend être la dernière révélation, mais il n’a fait qu’imiter ce que nous avons déjà accompli. Vous avez pris nos prophètes, nos récits, nos visions, et vous les avez rigidifiés dans des règles et des châtiments. Nous, nous avons donné l’art, la musique sacrée, la philosophie. Saint Augustin, Thomas d’Aquin, les pères de l’Église, ceux qui ont posé les fondations de la pensée occidentale, ce sont des chrétiens.

Karim, haussant les épaules.
— Imité, vraiment ? Vous avez surtout redécouvert ce que l’Orient avait déjà raffiné depuis des siècles.

Samuel, ironique.
— Et vos pères de l’Église, combien ont puisé chez les penseurs juifs et grecs avant de s’en attribuer le mérite ?

Pierre, un sourire fatigué étira ses lèvres.
— Vous riez de la foi chrétienne en disant qu’elle est faible, qu’elle s’efface face au progrès. Mais c’est parce que nous avons compris que le monde avance, que la foi n’est pas une chaîne, mais une boussole. Nous avons permis la science, nous avons embrassé la raison sans perdre Dieu. Copernic, Galilée, Mendel, Catherine de Sienne, de Pizan… tous chrétiens. Nos monastères ont préservé le savoir antique quand vos ancêtres s’entretuaient dans le désert ou comptaient leurs pièces dans des arrière-boutiques.

Samuel, un sourire en coin.
— Préservé… ou caché ce qui dérangeait votre dogme ?

Karim, moqueur.
— Et combien de savants persécutés avant d’être enfin acceptés ?

Pierre croisa les bras, sa voix se fit plus basse, plus tranchante.
— La chrétienté est une révolution qui ne s’est jamais arrêtée. Oui, nous avons des péchés. Oui, nous avons du sang sur les mains. Mais nous avons aussi la grâce. Nous avons la seule religion qui ose regarder Dieu en face et lui dire : « Pardonne-nous nos offenses. » Et toi, Samuel, Karim… savez-vous seulement ce que signifie le pardon ?

Samuel, implacable.
— Le pardon ou l’oubli organisé ?

Karim, calme.
— Le pardon sans justice, Pierre, ce n’est qu’un confort pour le coupable.

Le musulman redressa la tête, mâchoire et poings serrés, son regard noir transperçant le juif et le chrétien. Il prit une profonde inspiration, puis parla d’une voix où vibrait une certitude implacable.

— Vous pensez que l’Islam est rigide, figé dans le passé ? Quelle arrogance. Vous vous accrochez à vos illusions comme des ivrognes à leur dernière bouteille. L’Islam, mes amis, est l’épine dorsale du monde moderne. Vous vivez sur nos fondations sans même vous en rendre compte.

Samuel haussa un sourcil, un sourire en coin.
— Les fondations, Karim ? Curieux, pour une civilisation qui n’a jamais cessé de regarder en arrière.

Pierre, les bras croisés.
— Et pourtant, vous fuyez vers l’Occident en quête d’opportunités. Où est cette épine dorsale quand il s’agit de progrès ?

Karim, imperturbable.
— Votre Occident se gargarise de progrès, de science, d’humanisme… mais d’où vient cette science, Samuel ? Du monde musulman. Nos savants ont illuminé vos ténèbres pendant que vos ancêtres s’entredévoraient dans l’ombre de leurs châteaux de pierre. Avicenne a jeté les bases de votre médecine. Al-Khwarizmi a inventé l’algèbre, sans laquelle vos précieuses révolutions industrielles et numériques n’auraient jamais vu le jour. Qui a perfectionné l’astronomie, la cartographie, qui a construit les routes du commerce que votre monde moderne suit encore comme des moutons dociles ?

Samuel, pince-sans-rire.
— C’est incroyable, cette obsession pour le passé. Vous avez illuminé nos ténèbres, certes, mais que faites-vous aujourd’hui, à part briller dans vos souvenirs ?

Pierre hocha la tête.
— Avicenne et Al-Khwarizmi n’auraient pas aimé voir leurs héritiers brûler des livres au lieu d’en écrire de nouveaux.

Karim se tourna vers Pierre, son sourire se durcissant.
— Et toi, l’Église… Combien de siècles vous a-t-il fallu pour reconnaître que la Terre tourne autour du soleil ? Nous, nous l’avions compris bien avant que vous n’envisagiez autre chose que vos dogmes étroits. Quand vos prêtres brûlaient les livres et les esprits libres, nous traduisions Aristote et Platon, nous préservions ce savoir que vous alliez ensuite revendiquer comme le vôtre.

Pierre, mordant.
— Et pourtant, aujourd’hui, c’est dans vos pays que la censure et les autodafés prospèrent. Un paradoxe fascinant, non ?

Samuel, sec.
— Préserver le savoir, c’est bien. Le faire fructifier, c’est mieux. Où est la renaissance intellectuelle aujourd’hui ?

Karim s’avança, dominant l’espace exigu de la pièce.
— Vous parlez de tolérance, de pardon, mais l’Islam, lui, est un cadre, une colonne vertébrale. Nous ne sommes pas des marchands de rêves creux. L’Islam donne un sens à chaque action, une place à chaque être. Quand le monde occidental titube dans sa décadence, dans son individualisme absurde, nous avons encore la force du collectif. Nos familles tiennent, nos valeurs restent, tandis que vous vous perdez dans un océan de nihilisme et d’auto-indulgence.

Samuel, ricanant.
— Un collectif rigide, asphyxiant, où chacun étouffe sous le poids des règles. La liberté vous fait peur, Karim.

Pierre, calmement.
— Vos familles tiennent, oui. Mais à quel prix ? À force de contrôle et d’interdits, pas de liberté ni de choix réel.

Karim croisa les bras.
— Vous nous accusez de foutre la merde en France, Samuel. C’est pratique, n’est-ce pas ? Une main invisible pour désigner un coupable, détourner l’attention du véritable problème. Mais dites-moi, qui a fait venir nos pères et nos grands-pères, qui les a entassés dans des cités grises, qui leur a tendu la pelle et la pioche pour reconstruire vos villes après la guerre ? L’Islam n’a pas créé la fracture sociale. C’est votre société, votre modèle, qui a imposé cette marginalisation.

Samuel, ironique.
— Vous avez accepté cette pelle, Karim. Et maintenant, vous crachez sur ce que vos pères ont bâti à la sueur de leur front.

Pierre, coupant.
— Personne ne vous a imposé le rejet, c’est un choix. S’intégrer, ce n’est pas renier.

Karim, implacable.
— Vous critiquez nos lois, notre charria, mais qui d’autre a su préserver son identité à travers les siècles ? Vous vous moquez de nos règles, mais pendant que vos civilisations s’effondrent sous le poids de leur laxisme, nous sommes encore debout. Vous prêchez la liberté, mais vos libertés vous ont rendu esclaves : esclaves de vos vices, de votre solitude, de votre vide. Nous avons su dire non. Non aux illusions, non aux poisons modernes.

Samuel, caustique.
— « Non » aux illusions, mais oui à l’oppression des esprits. Votre stabilité, c’est une cage dorée, Karim.

Pierre, soupirant.
— Debout, certes, mais immobiles. Refuser le monde moderne, c’est refuser d’évoluer.

Karim se tourna vers Samuel, son regard brûlant d’une colère contenue.
— Votre peuple a toujours su se fondre dans les failles des empires, jouer de l’ambiguïté, naviguer entre les puissants. Nous, nous avons bâti un empire. Un empire qui s’est étendu de l’Andalousie à l’Indonésie, un empire qui a conquis non pas par la ruse mais par la foi et la justice. Les califes ont gouverné des civilisations entières où Juifs et Chrétiens vivaient en paix sous notre protection. Qui, de vous deux, peut en dire autant ?

Samuel, piquant.
— Une paix sous condition, Karim. Une tolérance qui dépendait de votre bon vouloir.

Pierre, sec.
— Gouverner par la foi, ce n’est pas de la justice. C’est de la soumission.

Karim se rapprocha de Pierre, son souffle court, mais son ton empreint d’une intensité calme.
— Tu parles d’amour, Pierre, mais que vaut l’amour sans ordre ? L’amour, laissé à lui-même, devient faiblesse, indulgence, corruption. Regardez vos sociétés modernes… Des familles éclatées, des valeurs évaporées, des enfants élevés par des écrans, des existences creuses. Nous, nous avons su garder le cœur battant de la communauté, un pilier autour duquel gravitent les âmes. Vous vous moquez de nos prières, de nos règles, mais elles nous structurent, elles nous rappellent à Dieu à chaque instant.

Pierre, froidement.
— Un ordre sans amour, Karim, c’est une dictature morale. La peur ne construit pas des hommes, elle les enchaîne.

Samuel, tranchant.
— Que vaut un ordre imposé par la contrainte, Karim ? Les chiites en savent quelque chose, non ? Persécutés, marginalisés, réduits au silence par votre prétendue unité. Vous prêchez la justice, mais dès qu’une voix diverge, elle est écrasée sous le poids de votre majoritaire vérité. La vraie force, c’est celle qui laisse le choix, pas celle qui impose la soumission sous couvert de foi.

Karim se redressa, sa voix tremblante d’émotion mais ferme.

— Et pourtant, ils sont toujours là, Samuel. Plus forts dans l’adversité que vos compromis sans âme. La vérité ne se divise pas, elle se défend. La foi est une structure, elle a besoin d’ordre, de hiérarchie.

Samuel avança d’un pas, l’ombre glissant sur son visage.

— Non. La foi est une excuse. Une excuse pour justifier toutes les horreurs humaines. Si Dieu existe, il est pire que nous. Il regarde, il teste, il fait souffrir et nous regarde hurler comme des bêtes piégées. Et vous savez quoi ? Je parie qu’il se marre.

Un silence suintant s’installa. Pierre et Karim échangèrent un regard inquiet.

Le chrétien, la gorge nouée, murmura :

— Si tu ne crois en rien, alors pourquoi parler encore ?

Le juif sourit, un sourire vide.

— Parce que si je me tais, j’entends mes tripes crier. Et j’ai besoin de distraction. Tu parles de droiture, Karim. D’une foi immuable, intemporelle… Mais alors dis-moi, qu’est-ce qu’on fait des nouvelles religions ? Hein ? Les mormons, les scientologues, les raëliens ? Ils prétendent tous avoir reçu la Vérité, la Révélation. Eux aussi, ils ont des prophètes, des textes sacrés, des adeptes qui prient et qui saignent pour un idéal. Pourquoi sont-ils des fous, et pas toi ? Pourquoi ton Prophète serait-il le dernier valide dans cette longue lignée de menteurs, de manipulateurs et d’illuminés ?

Le musulman redressa la tête, les muscles tendus sous la fatigue.

— Parce que l’Islam est vrai. Parce que nous sommes…

Samuel eut un rire rauque, presque douloureux, coupant Karim dans son élan.

— Ah ouais ? Et c’est ce que disent les mormons aussi. Joseph Smith a trouvé des plaques d’or dans son jardin, Dieu lui a chuchoté l’ultime révélation, et paf ! Une religion de plus. Et les scientologues ? Hubbard s’est réveillé un matin en décidant que nous étions tous des extraterrestres réincarnés, pris au piège de nos propres traumatismes. Et tu sais quoi, Karim ? Ils ont des milliers de fidèles. Des temples. Des prières. Et eux aussi, ils te diraient que c’est la vérité, la seule, l’ultime.

Pierre intervint, une grimace fatiguée sur le visage.

— Ils n’ont pas la même profondeur spirituelle… Ce ne sont que des inventions humaines.

Samuel se pencha, son visage à quelques centimètres du sien.

— Et ton Église, Pierre ? Tu veux qu’on parle de la profondeur spirituelle du Vatican ? Des terres arrachées aux damnés, des privilèges négociés dans l’ombre des trônes, des alliances scellées dans le sang et le silence ? Des bulles papales qui absolvaient les pires atrocités contre des titres, des couronnes et des domaines volés ? Tes papes n’étaient que des hommes en robe avec une obsession maladive pour le pouvoir. Ils bénissaient les armées avant de les envoyer massacrer au nom de la paix. C’est ça, la profondeur spirituelle ?

Karim, la voix frémissante, souffla :

— Dieu seul sait ce qui est vrai.

Samuel ricana, secouant la tête.

— C’est pratique ça. Dès que tu perds pied, c’est « Dieu seul sait ». Mais regarde autour de toi, Karim. Nous sommes trois hommes enfermés sans porte, sans explication, et tu veux me dire que ton Dieu s’occupe encore de toi ? Si tu crois qu’Il est là, alors appelle-le. Prie. Implore. Peut-être qu’Il descendra et nous sortira d’ici… ou peut-être qu’Il est bien trop occupé à regarder les mormons jouer avec leurs plaques d’or.

Karim se leva d’un bond, les yeux fous.

— Ne blasphème pas, Samuel ! Tu parles comme un ignorant !

Pierre, à bout de souffle, s’interposa, la voix hésitante mais ferme :

— Arrêtez. Ce n’est pas en hurlant qu’on trouvera la vérité. La vérité n’est peut-être pas dans la parole… peut-être est-elle dans le silence.

Samuel le pointa du doigt, un sourire cruel.

— Oh non, Pierre. La vérité est dans la survie. Et crois-moi, bientôt, ce ne sera plus qu’une question de foi, mais une question de chair et de sang.

Leur discussion continua, s’étirant en vagues d’accusations et de défenses, de croyances écorchées et de vérités mutilées. Chaque phrase était une gifle, chaque argument une morsure. Ils parlèrent du mariage mixte, de la contraception, de l’homosexualité, du poids de la tradition. Ils épluchèrent les paradoxes, déterrèrent les contradictions, jusqu’à ce que les mots deviennent des râles et que leurs corps cèdent sous le poids de l’épuisement.

Lorsque Pierre s’effondra contre le mur, Karim le regarda d’un air vide, puis ferma les yeux. Samuel, lui, resta assis, le front contre ses genoux, le souffle court. La foi s’effrite quand l’éternité s’étire.

Jour Final : L’appel du Silence

Les corps se courbaient sous la faim et l’épuisement. Le temps n’était plus qu’une abstraction, dissous dans la fièvre et les murmures étouffés de leurs pensées délirantes. Pierre, agrippé à sa croix comme à une bouée dérisoire, Karim, le front trempé de sueur, psalmodiait sans relâche, et Samuel comptait les battements de son cœur, persuadé qu’ils s’espaçaient. Dans l’étreinte oppressante de la pièce, leurs esprits, épuisés, glissèrent vers d’étranges visions, où leur foi vacillante se heurtait aux murs de l’absurde.

Le chrétien rêva d’un Christ inversé, suspendu entre ciel et enfer, son rire caverneux résonnant dans une cathédrale aux portes closes. Il martelait le bois sacré, suppliant d’entrer, mais l’écho des damnés lui répondait : « Est-ce toi qui crois, ou simplement qui espères ? » Il vit les exclus, les impurs, les rejetés, frappant en vain. Le doute s’infiltra en lui comme un poison : si l’amour divin est inconditionnel, pourquoi tous ne sont-ils pas dignes de grâce ?

Le musulman, lui, s’égara sur un pont fragile tendu entre deux abîmes. D’un côté, le Jardin éternel, de l’autre, l’obscurité insondable. Il avançait, récitant des versets, mais le vent les effaçait avant qu’ils n’atteignent le ciel. Une ombre mutique le suivait, tenant un parchemin taché de sang. « Si tout est écrit, pourquoi dois-je encore prouver ma foi ? » Son pas s’alourdit sous le poids de la fatalité. Quel sens donner à nos efforts ?

Le juif se vit dans une salle d’audience infinie, cerné de rouleaux de lois qui s’envolaient autour de lui. Des juges voilés le fixaient, pesant ses actes sur une balance incertaine. Il voulait justifier ses choix, mais chaque mot devenait une chaîne. « La Loi est parfaite, Samuel. Mais l’homme peut-il l’être ? » Il se débattait dans cet océan de règles, incapable de trancher entre la fidélité et l’adaptation. Dans un monde régi par des lois divines, quelle est la part de notre propre jugement ?

Ils se réveillèrent, le souffle court, marqués par des rêves trop réels pour n’être que des mirages de l’épuisement. La pièce était toujours la même, muette et close, mais leurs âmes, elles, portaient désormais les cicatrices de ces visions. Un silence épais s’installa, celui d’hommes qui avaient regardé au fond du gouffre de leur foi et n’y avaient vu que leur propre reflet.

Leurs bouches s’ouvraient, mais les mots s’effilochaient avant même de naître. Deux jours sans eau, et déjà la parole devenait un fardeau. Leurs lèvres, fendillées et blanchies par la déshydratation, se collaient l’une à l’autre, chaque tentative d’articulation laissant derrière elle un goût de sable et d’amertume. Le manque d’hydratation réduisait leur salive à un filet épais et gluant, incapable d’adoucir le râpeux de leurs gorges. Parler leur coûtait un effort démesuré, chaque syllabe arrachée à une langue engourdie, pesante, presque étrangère dans leur propre bouche. L’air sec de la pièce accélérait leur dessèchement, et à chaque inspiration, leurs muqueuses craquelées protestaient en silence, brûlantes d’un feu invisible.

Ils se regardèrent, hésitants, sentant que tout échange nécessitait désormais une dépense qu’ils ne pouvaient plus se permettre. Et pourtant, dans cette aridité où le corps lui-même semblait se recroqueviller sur ses réserves, la parole restait leur dernier rempart contre l’abîme.

Puis, d’un coup, Pierre se leva, les yeux écarquillés d’une illumination morbide.

— Et si… nous sommes ici pour être jugés ?

Karim fronça les sourcils, la langue pâteuse.

— Jugés par qui ?

Pierre esquissa un sourire délirant.

— Nous savons qui.

Samuel ricana, la voix râpeuse.

— Je savais que ça finirait comme ça. Le dernier combat des vertueux…

Karim secoua la tête, les lèvres tremblantes.

— Non. Dieu ne joue pas à ces jeux.

Samuel s’approcha, un éclat mauvais dans le regard.

— T’es sûr ? Le sacrifice d’Isaac, le Déluge, Sodome… Dieu a toujours eu un faible pour le spectacle, pas vrai ?

Karim chancelant, cherchant des mots qu’il n’avait plus.

— C’étaient des leçons, pas des jeux.

Samuel étouffa un rire sarcastique.

— Des leçons ? De qui ? Pour qui ? On est coincés ici comme des rats de laboratoire.

Pierre intervint, fiévreux :

— Peut-être que c’est justement ça, Samuel. Peut-être que nous devons prouver qui est digne de sortir.

— Comment ? demanda Karim.

Pierre caressa sa croix du bout des doigts, son regard exalté rivé sur Samuel.

— Le sang, Samuel. Le sang a toujours été la clé…

Samuel secoua la tête.

— Vous vous rendez compte que c’est toujours la même histoire ? Crois, obéis, tue… Dieu a jamais rien demandé d’autre. Il suffit de lui donner ce qu’il veut.

Karim bondit, hurlant :

— Non ! Jamais je ne prendrai la vie d’un homme, ce serait un blasphème !

Samuel s’avança lentement, un sourire carnassier aux lèvres.

— Ah oui ? Pourtant, vos guerres saintes, vos fatwas… tout ça n’a pas commencé par la prière. Le sacrifice, Karim. Dieu l’a toujours exigé. Jésus, Hussein… La soumission est le prix de la liberté.

De nouveau Samuel se mit à rire, un rire sec, cruel.

— Le sacrifice ! Quel Dieu réclamerait nos tripes alors qu’il nous a créés ? On est ses jouets, ses erreurs. Regarde l’Histoire, Pierre. Chaque génération n’est qu’un recyclage de l’ancienne, avec un peu plus de sang et un peu moins d’innocence.

Karim secoua la tête, la mâchoire crispée.

— Non, Samuel. Tu confonds l’homme et Dieu. L’homme corrompt. Dieu élève.

Samuel s’approcha lentement, son sourire s’étirant comme une lame effilée.

— Oh Karim, tu crois vraiment à ça ? Pourquoi Dieu crée-t-il des âmes vouées à l’enfer avant même de naître ? Les enfants morts avant le baptême, les mécréants qui n’ont jamais entendu parler de lui… La justice divine est un gouffre sans fond.

Pierre pointa un doigt chancelant vers lui.

— L’homme doit accepter son mystère. Nous ne sommes pas faits pour comprendre mais pour croire !

Samuel se pencha, murmurant à son oreille.

— Croire ? C’est ce qu’on dit aux esclaves pour les tenir tranquilles. La soumission est une ruse, Pierre. L’Église a refusé l’amour, interdit le plaisir, fait de la douleur une vertu. T’appelles ça un chemin divin, moi j’appelle ça un contrat sadique.

Karim s’agenouilla, serrant son poing contre sa poitrine.

— Dieu teste notre foi. C’est dans l’épreuve que nous trouvons notre grandeur.

Samuel recula d’un pas, les bras levés.

— Ah oui ? Et le suicide, Karim ? Celui qui choisit la mort face à l’absurdité de son existence, il est damné ou libéré ? Vous prêchez la patience mais punissez l’impatience !

Pierre grimaça, les yeux dans le vide.

— Le suicide est le refus du don divin…

Samuel l’interrompit violemment.

— Le don divin ? Comme cette pièce ? Regarde autour de toi, Pierre. C’est ça, ton paradis promis ? Trois hommes crevant de soif, à deux doigts de se bouffer entre eux. On est les damnés, pas les élus.

Karim, la voix faiblissante, fixa Samuel.

— Peut-être que l’enfer, c’est le choix. Dieu nous a laissés libres.

Samuel secoua la tête, son regard fouillant les ténèbres de la pièce comme s’il cherchait une vérité enfouie.

— Karim… tu t’es déjà demandé pourquoi ton Dieu aime tant le sang ? Pas seulement le vôtre. Le nôtre, le leur. Toujours du sang, des sacrifices. Les premiers-nés d’Égypte exécutés en une nuit, les croisades bénies depuis la chaire, et ces pierres qu’on lance encore aujourd’hui sur les femmes comme une offrande. C’est drôle, non ? Ce besoin viscéral d’immolation, comme si la souffrance était la seule langue que Lui comprenait.

Karim recula légèrement, ses yeux vacillant un instant dans l’ombre.

— Tu ne comprends rien, Samuel. Le sacrifice est une offrande, une preuve d’amour.

Samuel eut un sourire mauvais, un rictus tordu par la faim et la fatigue.

— Une offrande ? Non. C’est du chantage, Karim. Il nous veut coupables. Et le pire ? On adore ça. On Lui donne nos peurs, nos douleurs, nos putains de vies, et en échange, on espère quoi ? Un pardon qui ne vient jamais.

Pierre, la voix tremblante, tenta d’intervenir.

— Ce n’est pas du chantage, c’est la foi. La souffrance purifie l’âme.

Samuel éclata de rire, un rire sans joie, cassant.

— Vous êtes des masochistes, c’est tout. Ton église interdit le plaisir, ton jeûne t’interdit de vivre, et moi, moi je dois porter sur mon dos des siècles de persécutions. Pourquoi ? Parce que Lui l’a décidé ? Mais où est-Il, bordel ?!

Karim, les poings serrés, murmura d’une voix étranglée :

— Dieu nous voit…

Samuel s’approcha lentement, son souffle brûlant.

— Dieu regarde, mais Il fait rien. Ça ne t’étonne pas, Karim ? Si tu regardes un gosse se noyer sans bouger, t’es pas un spectateur. T’es un salaud.

Karim serra les dents.

— Je ne tuerai pas un homme…

Samuel sourit.

— Moi si.

D’un geste brutal, il agrippa Karim à la gorge et le plaqua contre le mur. Le musulman se débattit, son souffle transformé en gargouillis rauques. Ses yeux cherchèrent Pierre, une prière mourant sur ses lèvres. Mais le chrétien, les mains jointes, murmurait des psaumes vides, immobile.

— Sacrifie-le, Samuel… Peut-être que les murs s’ouvriront… souffla Pierre.

Le dernier souffle de Karim s’échappa dans un soupir rauque, sa tête tombant mollement sur le côté. Samuel le laissa glisser au sol, puis se tourna vers Pierre.

— Et maintenant ?

Pierre pleurait, sa voix cassée par le désespoir :

— Je ne veux pas mourir…

Le juif sourit doucement.

— On veut tous vivre, Pierre. Mais certains d’entre nous doivent partir en premier.

Pierre secoua violemment la tête.

— Tu crois que c’est ce que Dieu veut ? Un meurtre ? Une offrande ? Il veut qu’on lutte, qu’on résiste à la tentation !

Samuel s’agenouilla devant lui, le fixant droit dans les yeux.

— Pierre… toute ta vie, tu as fui le doute. Mais au fond, tu sais. On est jugés, quoi qu’on fasse. Coupables de croire, coupables de douter, coupables d’exister.

Il le saisit par la gorge, cette fois lentement, en lui laissant le temps de voir venir l’inéluctable. Pierre se débattit faiblement, griffant son bras, essayant d’inspirer. Ses jambes frappaient le sol, son souffle se brisait. Samuel resserra son étreinte, sentant la vie s’éteindre sous ses doigts.

Pierre murmura un dernier souffle.

— Pardonne…

Puis il s’effondra, inerte.

Samuel se redressa, essuyant la sueur de ses mains tremblantes. Il regarda les deux cadavres, puis fixa les murs. Il était seul.

Un long silence tomba.

Et alors, dans un craquement froid et mécanique, un pan du mur s’ouvrit lentement. Une lumière crue s’y infiltra, illuminant les corps à ses pieds. Samuel, les jambes flageolantes, avança vers l’ouverture, l’esprit vidé. Il n’éprouvait plus la moindre privation.

De l’autre côté… une autre pièce identique.

Trois autres hommes l’attendaient. Un hindou, un bouddhiste, un athée.

Samuel sourit, fixa un instant ses paumes moites, puis les frotta nerveusement sur son pantalon avant de refermer la porte derrière lui.

Image générée par I.A

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